Quoi qu’on en ait entendu dire, du bien ou l’inverse, les productions de Marguerite Duras sont beaucoup plus surprenantes que leur réputation. Chaque pièce est une découverte. À leur façon, toutes font la part belle à un processus créatif plus complexe que le simple : “Mon cinéma, au fond, c’est une mise en scène de textes”, crivait la principale concernée en septembre 1992, à l’occasion, déjà, d’une rétrospective intégrale que lui consacrait la Cinémathèque française au Palais de Chaillot.

Trente ans plus tard, cette même organisation réitère le procédé, cette fois avec le soutien de Chanel, en posant de nouveau son œil sur l’ensemble des films, courts et longs compris, que cette dame a dirigés entre 1967 et 1984. En rupture avec la lourdeur que le qualificatif “cinéma d’écrivain” laisse supposer, son travail s’inscrit dans une logique de “réel véritable”. Poétiques, ses réalisations réinventent une relation entre le récit, l’image, le son et les spectateurs. L’avant-gardisme de cette recherche incite à penser qu’aujourd’hui, ses créations uniques semblent bien plus appartenir à notre temps qu’au sien.

Marguerite Duras : moteur, action

Avant que Marguerite Duras ne se fonde dans la peau d’une réalisatrice, le monde du cinéma lui a d’abord fait les yeux doux. Dès la fin des années 50, toute une garde de metteurs en scène souhaite pousser sur grand écran les récits de ses premiers livres. René Clément (Barrage contre le Pacifique, 1958), Jules Dassin (Dix Heures et demie du soir en été, 1966) puis Tony Richardson (Mademoiselle, 1966) vont s’essayer à l’exercice. Sans succès, si l’on se fie aux retours de l’écrivain. En parallèle, aux côtés de Alain Resnais, Marin Karmitz et Georges Franju, elle commence par signer des scénarios. Dans la foulée, l’auteure entame une collaboration avec Gérard Jarlot qu’elle rencontre en 1957 et à qui elle dédie le livre Moderato cantabile l’année suivante. Ensemble, ils composent pour Jean Rollin, Henri Colpi et Peter Brook. Si Marguerite Duras gagne en importance dans le septième art, elle reste frustrée et déçue des adaptations de ses romans au cinéma. Radicale, également touchée du syndrome de la page blanche depuis les événements de mai 68, elle décide en réaction de passer derrière la caméra.

Ses premiers pas s’opèrent avec Paul Seban pour La Musica (1967), “un film théâtral, un anti-Hiroshima, austère, sans objet”, selon ses propres termes. Autonome, Marguerite Duras s’affranchit de toute forme d’aide dans la réalisation de son suivant, Détruire, dit-elle, en 1969, qu’elle dirige seule. S’il peine à se détacher des manières du théâtre, les séquences finales soufflent un vent de folie, voire même les prémisses d’un certain humour sur lequel elle s’appuiera plus tard. Notamment lors de son ultime long, Les Enfants (1985), adapté de son propre livre jeunesse Ah ! Ernesto (1971), qui lui inspirera à son tour, en retour, l’un de ses derniers romans, La Pluie d’été (1990). Modèle de comédie sociale et populaire, ce “film comique infiniment désespéré dont le sujet aurait trait à la connaissance” dixit la réalisatrice, raconte l’histoire de Ernesto, “sept ans d’âge et pourtant déjà physiquement adulte, refusant l’école parce que l’on y apprend ce que l’on ne sait pas”. Ici, l’écrivain propose une formule typique des héros de sa mythologie, unique, juste valable pour elle, inventée par elle et pour son seul usage. 

Actrice et chanteuse française Jeanne Moreau (1928-2017), le metteur en scène de théâtre et de cinéma britannique Peter Brook, et l'acteur français Jean-Paul Belmondo sur le tournage de 'Moderato Cantabile'. Le film, réalisé par Brook, est une adaptation du roman "Moderato Cantabile" de Marguerite Duras.
© Archive Photos/Hulton Archive/Getty ImagesActrice et chanteuse française Jeanne Moreau (1928-2017), le metteur en scène de théâtre et de cinéma britannique Peter Brook, et l'acteur français Jean-Paul Belmondo sur le tournage de 'Moderato Cantabile'. Le film, réalisé par Brook, est une adaptation du roman "Moderato Cantabile" de Marguerite Duras.

La musique et le silence

Outre ses personnages atypiques, la musique chez Marguerite Duras occupe aussi une place à part, prépondérante. De son premier film en 1967 au titre sans équivoque, à la mère pianiste dans la pièce de théâtre L’Éden Cinéma (1977) jusqu’à India Song (1974), cette dernière joue une partition spécifique. À travers elle, la cinéaste se permet des fulgurances. Après le succès de l’aventure amoureuse de Anne-Marie Stretter — alias Delphine Seyrig — mise en sons par le compositeur Carlos d'Alessio, elle enchaîne et tourne Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976). Là, la scénariste propose une expérience fondamentalement originale dans le monde du septième art. En réalité, cette production reprend l’intégralité de la bande-son d’India Song, mais sur de nouvelles images. Comme pour contredire ou répondre à son film d’avant, elle expliquait à son confrère Dominique Noguez au cours d’une série d’entretiens : “C’est toujours quand même sur le versant de la destruction que le travail se fait […]. J’ai voulu faire un film sur l’oubli d’India Song. Je crois qu’on peut le voir sans rien, ce film, sans texte. C’est une énorme construction de la destruction.”

India Song, Marguerite Duras 1974
© Tamasa DistributionIndia Song, Marguerite Duras 1974

À côté de l’omniprésence de la musique de d'Alessio, par exemple encore sur Baxter, Vera Baxter (1977), son strict opposé, le silence, prend lui aussi une place de choix. Ainsi, avec le huis clos Nathalie Granger (1972), l’une des pierres angulaires de sa filmographie, Marguerite Duras enferme ses comédiennes dans une certaine forme de mutisme. Tourné en une semaine dans sa demeure de Neauphle-le-Château, un petit village situé à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Paris, ce long-métrage ôte tout espoir à Lucia Bosè et Jeanne Moreau de réciter les magnifiques textes de la dramaturge. Et c’est justement grâce à ce paradoxe, à ce silence parfois rompu par la radio ou la sonnette de la porte d’entrée, que ce climat d’inquiétude et cette violence du quotidien se créent. Puisque cette idée d’association des contraires est centrale pour cette œuvre, elle affirmait à son propos : “On croit toujours qu’il faut partir d’une histoire pour faire du cinéma. Ce n’est pas vrai. Pour Nathalie Granger, je suis complètement partie de la maison”. Jusqu’au-boutiste, comme un hommage à sa propre mère, la réalisatrice transforme son héroïne, Nathalie (Valérie Mascolo), en alter ego.

Toutes ces facettes et bien d’autres évidemment, sont à (re)découvrir à la Cinémathèque française lors de cette rétrospective jusqu'au 27 mai.

La Musica, Marguerite Duras Paul Seban, 1966
© DRLa Musica, Marguerite Duras Paul Seban, 1966