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« All Balanchine » ou l’amour d’un chorégraphe pour la musique française.

« All Balanchine » ou l’amour d’un chorégraphe pour la musique française.

jeudi 25 avril 2024

David H Koch Theater Lincoln Center Manhattan NYC © Jon Simon

Le gala de danse auquel nous avons assisté, le 25 avril dernier, au David H. Koch Theater, siège du New York City Ballet, était placé sous les auspices de trois des plus grands compositeurs du romantisme et de l’impressionnisme musical français à savoir Emmanuel Chabrier, Georges Bizet et Maurice Ravel. Comme on le sait, George Balanchine, après sa fuite de la Russie bolchévique en 1924, fut un compagnon de route régulier du ballet de l’Opéra de Paris, ville où il découvrira, grâce à sa collaboration avec Stravinsky, la partition de la Symphonie en ut majeur d’un Georges Bizet de dix-sept ans, ressortie des cartons du Conservatoire de Paris en 1933 ! La passion immédiate qu’éprouvera pour cette musique, si influencée par Gounod – en filiation directe avec le génie mozartien ! – le chorégraphe russe, immigré entre temps aux États-Unis, se traduira par la création à l’Opéra de Paris, le 28 juillet 1947, du ballet Le Palais de cristal. Mis immédiatement au répertoire de sa compagnie de danse new-yorkaise et redevenu pour l’occasion Symphonie en ut, ce ballet, au programme de la première soirée du New York City Ballet, le 11 octobre1948, demeure depuis lors à l’affiche de la plus célèbre compagnie de danse des Etats-Unis.

Autour de cette pièce maîtresse occupant la totalité des quelques trente minutes de la troisième partie de ce gala, trois autres ballets chorégraphiés à partir des musiques de Chabrier, Ravel et, de nouveau, Bizet composent le programme de ce « All Balanchine »

Bourrée Fantasque 

Sous ce titre, emprunté à une pièce écrite initialement pour piano, en 1891, par Emmanuel Chabrier, Balanchine écrit, en 1949, une chorégraphie qui va utiliser la partition du compositeur auvergnat en guise de 1er mouvement, la suite du ballet étant composée, outre une ouverture à l’orchestre empruntée à la célèbre « Joyeuse marche », du « Prélude » du deuxième acte de Gwendoline et de la « Fête polonaise » du Roi malgré lui, deux des plus beaux opéras de la fin du siècle.

Dès cette ouverture de soirée, on est frappé par cette « méthode » Balanchine qui consiste à prendre pour assise les conventions d’un grand ballet classique – Delibes et évidemment Tchaïkovski viennent très rapidement à l’esprit – et à en modeler, avec la sensibilité et l’intelligence qu’il convient, cette esthétique néo-classique – dont Balanchine est en partie à l’origine – faite d’une dynamique des pas particulièrement rapide , influencée par l’âge du swing – alors en vogue au moment où ces chorégraphies sont pensées ! – et d’une priorité donnée, dans chacune de leur partie, à la géométrie des corps.

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Emilie Gerrity, Gilbert Bolden III@Erin Baiano

Mettant en scène les élucubrations burlesques d’un couple de premiers danseurs peu assortis physiquement puisque la première danseuse Emily Kikta est bien plus grande que son partenaire KJ Takahashi, ce premier mouvement nous entraîne avec bonheur, par un comique de situation pas très éloigné de l’esprit du cinéma muet, dans une succession de pliés et d’en-dehors à l’énergie débordante où tout va très vite et où la danseuse peut décocher un coup de pied ou une bourrade à son malheureux partenaire qui doit simuler agacement ou déséquilibre tout en conservant des lignes pures. Changement radical d’atmosphère musicale dans le deuxième mouvement aux accents romantiques – Chabrier dans sa Gwendoline avait bien écouté Richard Wagner ! – renforcés par la présence à l’orchestre d’un cor anglais, qui permet de constater, comme à maintes reprises dans cette soirée, que Balanchine attendait de ses danseurs et des enseignants de la School of American Ballet, une attention toute particulière portée à la musicalité de l’expression dansée.

Ici, le geste des deux danseurs solistes, Emilie Gerrity et Gilbert Bolden III, porte la beauté des formes jusqu’à l’épure. C’est dans les couleurs brillantes – et si hispaniques à vrai dire ! – de la « Fête Polonaise » du Roi malgré lui, mettant en lumière les deux premiers danseurs Alexa Maxwell et Victor Abreu, que se termine, dans un feu d’artifice chorégraphique, cette « bourrée fantasque » : l’image qui reste gravée à notre esprit est ici celle d’une éclosion : celle de chacun des danseurs et danseuses du corps de ballet qui, par leur entrée progressive sur scène, permettent de magnifier l’idée d’autonomie de la danse et du ballet comme langage en soi symbole de beauté.

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Victor Abreu et Alexa Maxwell @Erin Baiano

The Steadfast Tin Soldier  (L’intrépide soldat de plomb)

Adapté du conte d’Andersen éponyme, le Stoïque soldat de plombtraduit souvent en français sous le titre L’intrépide soldat de plombpeut être considéré comme un conte pessimiste et désenchanté qui, sous certains angles, peut rappeler l’histoire de Casse-Noisette. La chorégraphie que Georges Balanchine créa le 30 juillet 1975, à la demande du Saratoga Perfoming Arts Center, s’appuie sur la fort belle scénographie de David Mitchell, qui signe également les costumes, permettant au spectateur de s’inviter, un soir de Noël, dans une demeure bourgeoise avec cheminée cossue au-dessus de laquelle trône un portrait en pied de l’empereur… François-Joseph ! A droite de la scène se tient la compagnie de petits soldats, tous en bois à l’exception du premier d’entre eux, le danseur étoile Anthony Huxley, qui va se détacher de cette compagnie. Face à lui, se tient immobile la poupée de papier – qui a les traits ce soir d’Erica Pereira – qui, du tutu jusqu’au nœud dans les cheveux, offre à la vue quelques fort belles déclinaisons de rose. Les quelques dix minutes de ballet qui suivront, accompagnées par l’exquise et souvent si émouvante partition des Jeux d’enfants de Bizet – dont quatre pièces pour orchestre ont été sélectionnées par Balanchine : la marche, la berceuse, le duo et le galop – constituent l’une des réalisations les plus célèbres du chorégraphe1, l’une de celles qui, à travers l’importance donnée au mouvement impulsé par les bras et les jambes des danseurs, au suivi dans l’espace des trajectoires tracées au cordeau à partir de la ligne centrale de leur corps, font mieux saisir son originalité absolue.

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Erica Pereira et Anthony Huxley @Erin Baiano

 

A plus d’une occasion, dans ce pas de deux, on est ému par l’infinie tendresse qu’éprouve Balanchine pour la musique de Bizet dont il parvient à faire ressentir l’essence romantique, en particulier dans ce moment si naïvement poétique et suspendu où le danseur s’incline vers sa partenaire et, d’un geste attendri, sort de son habit un cœur rouge puis cherche en vain le regard de sa belle. Sur la musique d’un galop pimpant, les deux danseurs rivalisent ensuite mutuellement de sauts (impressionnants !), de pirouettes, de pas sur pointes accompagnés par une animation des bras qui prend totalement sa part au mouvement frénétique de l’ensemble. Étourdissant.

Le dernier mot revient cependant à la poésie du geste du soldat qui, stoïque, alors que sa poupée de papier n’est plus qu’un tas de cendres dans l’âtre, récupère le cœur rouge, le replace dans son uniforme, puis reprend sa place parmi ses pairs en se mettant une dernière fois au garde-à-vous.

Errante

Créé en 1975 à l’occasion d’un festival Ravel et chorégraphié pour la légendaire ballerine Suzanne Farrel, Errante est adapté de la pièce de Maurice Ravel Tzigane, une rhapsodie pour orchestre qui va donc réapparaître, quelques 30 ans après sa création, sous ce nouveau nom2. A l’époque de Ravel, le nom de tzigane ne faisait probablement pas référence au peuple rom, chose ayant pris depuis lors une connotation négative ayant entraîné l’adoption d’un titre signifiant « En voyage », titre que Balanchine avait d’ailleurs chorégraphié pour un ballet des années 1930, aujourd’hui perdu.

Magnifiant le dialogue entre l’exceptionnelle Mira Nadon – première danseuse américano-asiatique de la compagnie à avoir accédé à ce titre en 2023 – et le fort beau violon solo de l’orchestre du New York City Ballet, ici confié à Kurt Nikkanen, la première partie de ce ballet permet à nouveau de rester admiratif devant la succession d’arabesques aux lignes de pose allongées et de mouvements du bassin et du cou particulièrement valorisés ici.

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Mira Nadon @Erin Baiano

C’est seulement après quelques 5 minutes de solo que Mira Nadon est rejointe par le premier danseur Aarón Sanz, à l’impeccable symétrie du corps et aux mouvements de bras incisifs s’inscrivant parfaitement dans le mode non-conventionnel dont Balanchine semble avoir le secret. Sans doute la chorégraphie la plus moderne de la soirée – on est bien chez Ravel ! -, cette rhapsodie permet à l’ensemble des danseurs, qui ont rejoint le couple principal, de pouvoir démontrer, par la succession de leurs interventions aussi brèves que techniquement exigeantes, tout l’impact de cette partition à la modernité débordante.

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Mira Nadon et Aaron Sanz @Erin Baiano

Symphonie en ut

Pièce maîtresse de cette soirée, nous l’avons dit, la dernière partie de ce gala mettait donc au programme un autre des « must » des partitions chorégraphiées par George Balanchine, à savoir la Symphonie en ut majeur de Georges Bizet. Coup de maître d’un compositeur tout récemment sorti du conservatoire de Paris dans laquelle on perçoit clairement les enseignements du maître Charles Gounod, c’est également à l’influence de l’orientalisme en musique que l’on pense directement dans le mouvement lent, sublimissime, où, ce soir, le hautbois de l’orchestre du New York City Ballet – Julia DeRosa est annoncée sur le programme – fait des miracles de legato et de nuances, sans doute particulièrement inspiré par l’aura de grâce et de charme indéfinissable qui entoure alors la présence de Sara Mearns – première danseuse dans la compagnie depuis 2008 – si délicatement portée et mise en valeur par son partenaire Tyler Angle.

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Megan Fairchild, Joseph Gordon et le corps de ballet @Erin Baiano

Véritable cœur vivant de la compagnie nord-américaine présenté, depuis 2012, dans de nouveaux costumes aux exquis assemblages de couleurs blanche et noire dessinés par Marc Happel et des bijoux créés pour l’occasion par Swarovski, ce ballet au design impeccable s’inscrit parfaitement dans la tradition de son titre d’origine, le Palais de cristal ! Sur la scène, le spectacle est une éclosion permanente d’énergies et on ne saurait qui saluer davantage des premiers danseurs qui se succèdent dans les quatre mouvements de la symphonie (Megan Fairchild et Joseph Gordon, Sara Mearns et Tyler Angle, Emma von Enck et Roman Mejia, Alston Macgill et Harrison Coll) ou des danseuses du ballet blanc à la rapidité de pointes bluffante mais toujours expressive : particulièrement présentes dans l’allegro vivo du premier mouvement puis dans les parties allegro vivace des troisième et quatrième, c’est avec elles encore que l’on peut à satiété constater combien la méthode Balanchine est construite sur un haut du corps très droit, bras allongé au maximum, toujours plus haut le long d’une ligne imaginaire, dans un mouvement semblant vouloir saisir les étoiles…très architecture new-yorkaise en somme !

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Emma Von Enck, Roman Mejia et le corps de ballet @Erin Baiano

Maître d’œuvre de cette totale réussite, le chef d’orchestre américain Andrew Litton, directeur musical de la phalange attitrée du New York City Ballet depuis 2015, que la musique de ballet – outre ses nombreux engagements pour des maisons d’opéras – hante au moins depuis ses études à la Juilliard School voisine où il accompagnait les répétitions de Rudolf Noureev, Natalia Makarova ou encore Cynthia Gregory ! Avec lui dans la fosse, on pourrait passer une soirée déjà magique rien qu’à l’écoute de l’orchestre ! Dans des partitions aussi musicalement exigeantes que celles au programme, le maestro accomplit un travail d’orfèvre et permet à la compagnie de danse et à l’orchestre d’accomplir la volonté de George Balanchine lorsqu’il écrivait que, pour lui, dans un ballet chaque spectateur devra pouvoir « voir la musique et écouter la danse3 ».

Qu’il nous soit permis de conclure le compte-rendu de cette mémorable soirée en louant, outre l’accueil parfait qui nous y a été réservé en tant que critique, la qualité d’écoute d’une salle où l’on ressent vite qu’abonnés, passionnés et amateurs de tous âges se mêlent avec bonheur et gourmandise.

auditorium
©New York City Ballet

En sortant de la magnifique salle du David H. Koch Theater – œuvre de l’architecte Philip Johnson au plafond de salle inspiré, comme on nous l’apprend, par le Campidoglio romain ! – et en regardant l’ensemble du complexe architectural du Lincoln Center, on mesure la chance culturelle que peut avoir une ville de disposer, au sein d’un même espace, d’un bâtiment pour l’opéra – le Met -, d’un autre pour les concerts de l’orchestre philharmonique de New York – l’Avery Fisher Hall – et d’un dernier abritant la résidence permanente du New York City ballet, celui qui, ce soir, aura brillé des mille feux de ses fondateurs Lincoln Kirstein et George Balanchine.

Hervé Casini

25 avril 2024

1 On trouve d’ailleurs sur YouTube l’intégralité de ce ballet, dans les mêmes chorégraphie, scénographie et costumes, tourné pour la télévision, avec Patricia Mc Bride et Mikhaïl Barychnikov : https://www.youtube.com/watch?v=IiAM1TqDbpY&t=72s

3 By George Balanchine, San Marco Press New York, 1984.

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