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Reportage au cœur des studios de cinéma de la Victorine, à Nice, où se construisent les décors les plus fous

Situés avenue Édouard-Grinda, à Nice, les studios de la Victorine.
Situés avenue Édouard-Grinda, à Nice, les studios de la Victorine. Photo Ville de Nice

À Nice, les studios de la Victorine plantent le décor de films cultes depuis plus d'un siècle. Aujourd'hui, la magie du cinéma continue entre tradition artisanale et high-tech. Visite guidée.

Sur le perron de la Villa Victorine, un chat passe tranquillement, se dirige vers une coupelle, lape de l'eau et repart. Sous ses airs anodins, cette saynète ravive des souvenirs : il y a cinquante-deux ans, au même endroit, le héros cinéaste de La Nuit américaine s'échinait afin qu'un chaton peu coopératif effectue précisément la même action pour une séquence de son film. François Truffaut nous enverrait-il un signe de bienvenue dès notre entrée aux studios de la Victorine ? C'est ici, en 1972, que le réalisateur tournait son chef-d'œuvre évoquant la fabrique du cinéma : le studio en était l'un des principaux personnages. Le «petit Hollywood niçois» était alors l'un des cœurs battants du cinéma français, le point d'ancrage des nombreuses productions tournées dans le sud de la France.

Créé en 1919 par les producteurs Serge Sandberg et Louis Nalpas, le studio séculaire a accueilli un nombre incalculable de tournages de films cultes (Jeux interdits, La Piscine…) et de réalisateurs iconiques (Henri-Georges Clouzot, Alfred Hitchcock, Gérard Oury, Prince pour son premier film Under the Cherry Moon…), atteignant son apogée dans les années 1950 et 1960. Mais les changements de propriétaires et de politique culturelle, les crises et les évolutions du cinéma ou le contexte historique lui ont aussi fait traverser quelques tumultes – aujourd'hui en grande partie oubliés. À en croire l'agitation régnant dans cette fourmilière dès 10 heures du matin, les démarches proactives de la municipalité niçoise pour relancer l'activité de ce poumon artistique ont porté leurs fruits.

Depuis le mois de janvier, quatre cents professionnels du cinéma occupent les lieux pour le tournage d'une superproduction américaine : la Victorine n'avait pas accueilli un tel mastodonte depuis trente ans. Intérieurs comme extérieurs, tous les plateaux sont réquisitionnés jusqu'à fin mai par ce film d'action pour une plateforme, mettant en scène un chef d'État américain. Non loin de là, dans un hangar, une Cadillac présidentielle posée sur des vérins hydrauliques attend son heure de gloire : elle sera utilisée dans une scène de cascade, dont les décors et les effets spéciaux seront incrustés numériquement. De l'autre côté de l'entrepôt, un cockpit de Boeing fabriqué sur place se cache derrière d'épais tissus noirs, mais interdit de lever le rideau : le tournage est secret-défense. On ne saura rien du casting – dont on n'apercevra pas le moindre figurant – ni de l'intrigue. Rien sauf une chose : l'histoire se déroule dans huit pays différents. Mais toutes les nations sont reconstituées ici, à la Victorine. Sur un parking, on aperçoit des voitures de police polonaises. Une courette surplombée par un bâtiment délabré sert aujourd'hui de décor pour une séquence en Serbie.

Les studios de la Victorine ont écrit un chapitre de l'histoire du cinéma en accueillant, par exemple, le tournage de La Nuit américaine, de François Truffaut, en 1972. Pierre Zucca/AFP

Au fil de son histoire, le studio a souvent donné l'illusion d'ailleurs : il était terre d'aventure égyptienne en 1985 pour Le Diamant du Nil, avec Michael Douglas, et doublure parisienne pour Les Enfants du paradis, en 1943. Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que la capitale est occupée, de nombreuses productions se replient dans les studios niçois. Parmi elles, le film mythique de Marcel Carné, écrit par Jacques Prévert. Pour façonner le boulevard du Crime, où se croisent Arletty, Jean-Louis Barrault et Pierre Brasseur, 35 tonnes d'échafaudage, 350 tonnes de plâtre et 67 000 heures de travail sont nécessaires. «La Nuit américaine et Les Enfants du paradis sont les deux piliers historiques de la Victorine, mais peut-être ont-ils aussi été deux références qui, dans l'esprit des productions, ne nous inscrivaient pas dans la modernité», avance Patrick Mottard. Le conseiller municipal délégué au cinéma et au projet Victorine peut à peine finir sa phrase : une explosion retentit au loin. Le tournage américain bat son plein, preuve que les efforts d'innovation et d'ouverture du studio convainquent les projets les plus ambitieux.

Au cours de son histoire, la Victorine a porté plusieurs noms. MAXPPP

Une ciné-cité

La Victorine est une terre de contrastes. Des incontournables du cinéma et des séries B s'y sont succédé, le muet et le parlant, le noir et blanc et le Technicolor, la pellicule et le numérique : aux côtés d'Éclair, à Épinay, fondé en 1913, de l'italien Cinecittà (1937) ou de l'anglais Pinewood (1936), le studio affiche l'une des plus grandes longévités dans son domaine. Mais avec une particularité : il est le seul ancré en pleine métropole, à mi-chemin entre l'aéroport de Nice et l'hypercentre (dix minutes en voiture). Une aubaine : riche de ses palaces (le célèbre Negresco), ses plages et ses bâtiments historiques (l'Observatoire, le Palais de la Méditerranée… ), la cité ensoleillée est aussi prisée des metteurs en scène depuis toujours. Les frères Lumière y ont mis en boîte l'un de leurs premiers films, Carnaval, en 1896. Louis Feuillade, le réalisateur des Fantômas, l'a baptisé Cinémapolis *. Alfred Hitchcock y a sublimé Cary Grant et Grace Kelly dans La Main au collet (1955).

En 1954, Alfred Hitchcock dirige Grace Kelly dans La Main au collet, ode à la Riviera tournée à Nice, notamment au marché aux fleurs. dr

Woody Allen y a tourné des scènes de Magic in the Moonlight, avec Emma Stone. Becoming Karl Lagerfeld, la série Disney+ sur le couturier, a aussi récemment élu domicile dans la ville des Alpes-Maritimes pour quelques séquences. « Nous sommes l'un des rares studios urbains. D'ailleurs, le bureau d'accueil des tournages de la ville de Nice est aussi basé ici. Les productions viennent y chercher une simplicité logistique : nous avons toutes les infrastructures nécessaires sur notre site de 7 hectares, Nice à proximité, une main-d'œuvre locale compétente pour les décors ou la technique. Cela permet de ne pas se déplacer avec armes et bagages et de réduire son empreinte carbone», analyse Maryam Rousta Giroud, directrice du cinéma et des studios. «La Côte d'Azur possède de nombreux autres atouts : la lumière, saluée par les cinéastes du monde entier, une météo clémente et une diversité de paysages incomparable.»

Parmi les productions récentes : la série Becoming Karl Lagerfeld (disponible le 7 juin 2024 sur Disney+). Photo S.P

Depuis le toit du bâtiment central, on distingue la cime d'une montagne enneigée, les infrastructures de la ville, la Méditerranée et la baie des Anges, immortalisée et popularisée par Jacques Demy dans le célèbre film du même nom avec Jeanne Moreau (1962). Costa-Gavras était assistant réalisateur sur le tournage de ce long-métrage, mais aussi sur celui des Félins, de René Clément, tourné un an plus tard dans la région, avec Jane Fonda et Alain Delon. La filmographie de Delon l'a d'ailleurs souvent conduit à la Victorine, sur les plateaux de Mélodie en sous-sol, La Tulipe noire, Une chance sur deux…Mémoire vivante du studio où il travaille depuis 1972, le tapissier Maurice Borghesi se souvient d'un homme discret et charmant. «Presque timide même ! Bébel était beaucoup plus extraverti. Sur Joyeuses Pâques, de Georges Lautner, j'ai souvenir d'une bataille d'eau au restaurant d'Henriette Marello, une grande cantinière de cinéma. On était comme des gamins.»

Parmi ses plus belles rencontres, l'artisan cite l'acteur David Niven, devenu son ami grâce à La Panthère rose, Sean Connery, dont il adorait la simplicité, et le réalisateur Terence Young, le meilleur de tous selon lui. «Je l'ai connu sur Jackpot, mon premier film à la Victorine. Le tournage a malheureusement été interrompu faute de financements. Mais j'ai beaucoup appris avec lui : il avait déjà trente ans de cinéma, trois James Bond, Soleil rouge et Mayerling derrière lui. Sur le tournage, j'ai aussi découvert une grande dame : Charlotte Rampling. Pour éviter que les techniciens ne perdent leur salaire quand le film s'est arrêté, elle a demandé à la production de nous reverser son cachet.» Depuis, l'expert du tissu de la Victorine a habillé tous les avions, montgolfières, appartements ou bateaux des films tournés sur le site ou dans les environs.

Construit et monté sur place, un quartier parisien destiné au film Lady L., avec Paul Newman. Photo Anonymous/AP/SIPA

«J'ai aussi recréé l'intérieur du satellite Spoutnik et de la voiture de James Bond dans Jamais plus jamais. Mais le décor le plus fou est celui que j'ai réalisé pour le film qui se tourne en ce moment : j'ai reproduit 60 m2 de sol caillouteux en habillant quinze plaques en mousse recouvertes de photos imprimées, pour que les acteurs ne se blessent pas pendant les cascades.» À l'ère du numérique et des fonds verts, pour lesquels la Victorine est équipée, le décor fait main n'est plus aussi systématique qu'avant. «Mais les nouvelles technologies ne permettent pas de donner autant de relief, de profondeur et de réalisme, précise Maurice Borghesi. Et puis certains artistes sont encore attachés au côté artisanal du métier. Nous avons une menuiserie centenaire que le monde nous envie…»

Nice a accueilli 600 jours de tournage sur le domaine public en 2023 (contre 328 jours en 2022) et 160 jours de tournage sur les plateaux de la Victorine : + 82 % par rapport à 2022. Ville de Nice

Un atelier du rêve

C'est là, dans un atelier de 1 000 m2, qu'ont été construites quelques merveilles de la cinéphilie : la villa Arpel de Mon oncle, de Jacques Tati, en 1957, le bateau à aubes de L'Arlésienne, de Marc Allégret, en 1941, ou le boulevard haussmannien de Lady L, film de Peter Ustinov (1964), avec Sophia Loren et Paul Newman. Pour rentabiliser ses cinq mois de montage, ce décor pharaonique a d'ailleurs été réutilisé pour d'autres films, de La Folle de Chaillot (1969) à La Nuit américaine. Aujourd'hui, il n'en reste rien. Les époques, l'usure, le manque d'espace, les différents gestionnaires et quelques revendeurs de souvenirs ont eu raison de ce patrimoine culturel.

La villa Arpel de Mon oncle, de Jacques Tati. Photo Collection Christophel

De la belle époque du studio, ne subsistent que les loges maquillage des années 1950, dans le bâtiment 15. On imagine Martine Carol se transformer en Lola Montès pour Max Ophüls face aux miroirs cernés d'ampoules, ou Catherine Deneuve se préparer avant de rejoindre le plateau de La Chamade, d'Alain Cavalier. Non loin de là se trouve le stock d'accessoires qui, lui, n'est plus d'époque : il a entièrement été réapprovisionné au début des années 2000. Seul Robert, le gardien du lieu, sait où dénicher les Minitels, les tables en Formica, les vieux annuaires, la vaisselle à l'ancienne, les cercueils (y compris de bébé), les téléphones à cadran… À l'entrée du hangar, quelques pièces se démarquent : un plâtre géant de saint François d'Assise, une chaise d'arbitre utilisée par Serena Williams dans une publicité, ou un coffre-fort forcé par le bandit Albert Spaggiari dans Les Égouts du paradis, de José Giovanni (1977).

Le hangar voisin au stock d’accessoires. Photo Maryline Letertre

Mais c'est dans l'atelier voisin que se dissimule une pépite : la statue d'un satyre et d'une femme utilisée en 1946 dans La Belle et la Bête, de Jean Cocteau. Personne ne souhaitant la conserver à l'issue du tournage à Épinay, le sculpteur, Alexandre Mari, l'avait rapatriée dans son atelier de la Victorine, repris depuis quinze ans par Chrystel et Stanislas Garnier. Artistes, restaurateurs d'œuvres et de monuments – ils ont rénové la fontaine proche du Palais du Festival de Cannes –, le couple réalise aussi des commandes pour le cinéma via sa société Factice Décor. «Notre travail va de la reproduction d'œuvres d'art à la fabrication de murs, de moulures, de rochers… Les commandes émanent des productions qui ne nous communiquent pas forcément le nom du film», expliquent-ils en désignant un aigle géant en plâtre dont ils n'ont jamais connu la destination.

Dans l’atelier de Factice Decor, une statue d'époque de La Belle et la Bête. Photo Marilyne Letertre

Leur atelier centenaire invite néanmoins l'imaginaire à vagabonder : c'est l'ancienne stafferie de la Victorine, lieu de construction historique des éléments de décor en plâtre qui tournait à plein régime jusqu'à la fin des années 1960. Des pièces du Testament d'Orphée (de Cocteau également) et des Chaussons rouges, de Michael Powell, y ont été créées. Au centre de la pièce, deux immenses plateaux en marbre reposent sur des pieds évoquant la pierre de lave… Cent ans d'éclaboussures de plâtre ont donné cet aspect sédimenté à de simples parpaings. Certains des moules perchés sur des étagères inatteignables sont presque aussi vieux que les murs. Peut-être ont-ils servi aux films de Laurel et Hardy ou à Mare Nostrum, première production hollywoodienne tournée ici par Rex Ingram.

Le hangar voisin accueille Factice Décor, qui fabrique des pièces de déco pour les films. Service Presse

En 1925, ce réalisateur fut l'artisan majeur de la modernisation des studios, l'un de ceux déployant les savoir-faire artisanaux qui se transmettent désormais de génération en génération. À quelques mètres, dans une ruelle bordée de bâtiments ornés d'anciennes enseignes ou publicités, un membre de l'équipe déco s'affaire. Il confectionne des tomates en mousse stockées dans une cagette, à côté d'un tapis caoutchouteux ressemblant à s'y méprendre à un bout de rue jonché de fruits écrasés. Dans quelques jours, ces répliques serviront pour une scène du film américain se déroulant en Espagne durant la Tomatina, fête populaire où les villageois se livrent à une bataille de tomates. C'est ça, la magie du cinéma et de la Victorine. Mais c'est aussi Johnny Depp qui, seul au milieu du désert, dans la pub pour le parfum Dior Sauvage, tournait en réalité sur l'un des plateaux du site.

Une renaissance

Dans la longue liste de stars internationales ayant fréquenté les lieux, les équipes se souviennent aussi de la pop star Prince, qui tournait ici son premier film, Under the Cherry Moon, en 1986. Ou de U2 qui, à l'été 2023, répétait en plateau, à l'abri des regards indiscrets, pour le concert inaugural de The Sphere — salle de Las Vegas équipée du plus grand écran LED au monde. Après une période de creux, les plateformes et la diversification des activités ont assurément donné un coup de fouet aux studios ces trois dernières années. Première femme directrice – sa nomination offrait une revanche à la réalisatrice et productrice Alice Guy qui faillit reprendre les lieux en 1922 –, Maryam Rousta Giroud témoigne : «L'idée d'un renouveau passe par la création d'un écosystème de l'image construit autour de trois pôles : les tournages, la formation grâce aux partenariats que nous développons avec les écoles, et l'hébergement d'entreprises de production, dont certaines spécialisées dans l'innovation.» Parmi ces structures, une société spécialisée en effets spéciaux travaille actuellement sur un logiciel qui éliminerait en live le bruit des avions pour éviter que leur passage ne ruine la prise parfaite. François Truffaut aurait pu en faire une scène de La Nuit américaine

Les décors de la Victorine ont contribué à sa légende. Ville de Nice

D'ailleurs, avant de quitter les lieux, un coup d'œil à l'incontournable villa Victorine s'impose. Le chat est toujours là, lézardant dans un bac à fleurs. La silhouette de Jacqueline Bisset semble encore se dessiner à la fenêtre. Aujourd'hui, la demeure n'est quasi plus utilisée pour les prises de vues : elle accueille les bureaux de la direction. Dans le couloir d'entrée, s'affichent les photos des stars passées aux studios, de Brigitte Bardot à Jean Dujardin (Brice de Nice). Roger Vadim aurait tourné la scène du mambo de Et Dieu… créa la femme à la Victorine. C'est du moins ce que colportent certaines légendes. Car aucun registre, aucune bible ne consigne les scènes précises ni même l'ensemble des productions tournées au studio. «Heureusement, dans les familles, les histoires de la Victorine se transmettent », conclut Patrick Mottard, dont la belle-mère tourna ici avec Tino Rossi.

La villa niçoise a été immortalisée dans La Nuit américaine, avec Jacqueline Bisset. Collection Christophel

«Tout le monde a un père, une sœur, un aïeul qui, un jour, a fait de la figuration, ou qui était technicien, artisan, petite main… Les Niçois sont très attachés à ces studios, ce qui explique en partie qu'ils n'aient jamais disparu.» Peut-être était-ce écrit ? La Victorine doit son nom à la nièce du duc et politicien Victor Masséna, premier propriétaire de la villa et du domaine. Elle s'appelait Victoire. Tout un symbole qui prédestinait le studio à résister aux tempêtes pour continuer à écrire de nouvelles pages de son histoire, cent cinq ans après sa création.

À lire aussi : Nice, Cinémapolis, In Fine-Éditions d'art (2019).

Reportage au cœur des studios de cinéma de la Victorine, à Nice, où se construisent les décors les plus fous

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1 commentaire
  • La H

    le

    Merci pour cet article bien documenté

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