Une actrice de cinéma se présentant à un entretien avec un chariot à la main, on n'avait encore jamais vu ça. Mais l'ardente et intrépide Noémie Merlant n'a que faire des clichés afférents à son métier. « Je veux être une artiste, pas un fantasme », affirmait-elle récemment dans un magazine. « Après notre rendez-vous, je ferai mes courses dans le quartier », ajoute cette jolie fille aux cheveux noirs et au visage décidé, habillée d'un simple jean et d'un T-shirt. Malgré cette volonté de déconstruire l'actrice mystérieuse et glamour, Noémie Merlant impressionne.

Actrice d'une simplicité impressionnante

Dans « Portrait de la jeune fille en feu », le film de Céline Sciamma retraçant de brûlantes amours lesbiennes, elle crevait l'écran. Son rôle comique dans « L'Innocent », de Louis Garrel, lui a valu le César 2023 de la meilleure actrice dans un second rôle. La comédienne peut se targuer d'avoir joué aux côtés de Cate Blanchett (dans « Tár ») et de Kate Winslet (dans « Lee », un biopic de la photographe américaine Lee Miller, en salle en octobre prochain). Enfin, difficile d'oublier les personnages attachants de son (beau) premier film en tant que réalisatrice, « Mi iubita, mon amour », coécrit avec son compagnon d'alors, un garçon gitan de treize ans son cadet.           

Je veux être une artiste, pas un fantasme

C'est pour son deuxième long-métrage, « Les Femmes au balcon », que nous la rencontrons dans un café de Montreuil, où cette native de Paris, qui a grandi à Rezé, près de Nantes, en pêchant le poisson-chat le week-end avec son père, vit désormais. « Paris, j'aime beaucoup, mais il y a trop de voitures. Ici, c'est davantage à taille humaine », explique-t-elle en commandant un cappuccino, sa boisson fétiche. Aucun journaliste n'a vu son film, encore au montage à l'heure où nous imprimons, mais « Les Femmes au balcon » sera présenté à la séance de minuit au Festival de Cannes.

La vulgarité pour contrer le patriarcat 

Un magique début de reconnaissance pour ce « Fenêtre sur cour »  fantastique et féministe qui réunit un trio de femmes – Noémie, Souheila Yacoub et Sanda Codreanu – haut en couleur, comme chez Almodóvar. « Dans la manière de les filmer, j'avais envie de mélanger une certaine trivialité, voire une forme de vulgarité, avec de la poésie. Ces femmes ont un lien d'amitié, elles vivent la même oppression patriarcale, le même rapport complexé au corps attisé par les réseaux sociaux, mais, dès qu'elles se retrouvent, il n'y a plus de regard sexualisé et tout se détend. Et cette vulgarité est presque synonyme de vérité, de lâcher-prise.

À cela, je voulais ajouter de l'humour, de l'absurde, de la couleur et du gore avec une histoire où on resterait collé à trois femmes très différentes les unes des autres, avec le souci constant qu'elles s'en sortent. Un mélange détonnant aux vertus cathartiques. » Comme « Mi iubita, mon amour », ce long-métrage tourné en pleine canicule à Marseille est tiré d'une histoire vraie. « À un moment donné dans ma vie, j'ai étouffé. Moi qui n'avais jamais été célibataire et qui étais en couple, j'ai tout quitté. Je suis allée vivre chez Sanda Codreanu [vue dans son premier film également, ndlr] et ses sœurs, qui sont de très bonnes amies. J'y suis restée plusieurs mois, dans un profond apaisement. C'était très drôle, car il y avait un voisin en face qui nous regardait évoluer, libres et impudiques, dans notre appartement. C'était son rendez-vous du soir. »

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© Jan Welters

Un accent féministe prononcé

Comme un rappel ritualisé du « male gaze » institué par notre société et que ce film met ainsi en scène. « Moi, au même moment, je recevais des messages de mon compagnon et je ne savais pas comment gérer mon rapport au couple hétérosexuel. J'étais dans une construction et un rôle que je jouais sans avoir conscience que je ne faisais que répéter un schéma. J'avais cumulé des relations très possessives, avec de la jalousie et une espèce de diktat de performance sexuelle, alors que je n'en pouvais plus.

J'ai décidé de filmer un viol conjugal, car il est peu représenté à l'écran

Comme mon personnage, je n'avais même plus le temps de savoir ce dont j'avais envie, car je me forçais constamment pour faire plaisir à l'autre. Je m'étais persuadée que ces histoires d'amour très fusionnelles, qui paraissent passionnelles et passionnantes dans les films, me faisaient du bien. Ces dynamiques de couple un peu malsaines ne m'aidaient pas à me développer en tant qu'être humain. Aujourd'hui, c'est différent. »                                    

Dans cette sororité charnelle et pleine d'humour que l'actrice-réalisatrice filme sans rien s'interdire (comme cette scène de science-fiction où l'on voit des dizaines de femmes marcher dans la rue seins nus, comme des hommes), ces trois personnages trouvent matière à exprimer et à partager leurs traumatismes dus aux violences sexuelles. Un aller-retour, là encore, entre réalité et fiction, pour celle qui a commencé le mannequinat à 17 ans, à Paris, après avoir voulu devenir chanteuse. « J'ai mélangé plusieurs histoires que j'ai subies dans mon métier, notamment lors de ma première séance avec un photographe. Mais je ne les montre pas à l'écran, car je n'avais pas envie de filmer un viol. En revanche, j'ai décidé de filmer un viol conjugal, car il est peu représenté à l'écran.

Elle m'a permis d'affirmer des choix, des envies que je n'osais pas défendre seule

Les gens ne comprennent pas toujours quels en sont les ressorts. Dans celui-ci, on ne voit ni menace ni violence, mais de l'insistance, de la manipulation pour faire culpabiliser l'autre… » Quant au voisin voyeur, il fallait un acteur beau gosse pour l'incarner : comme Lucas Bravo, le chef sexy d'« Emily in Paris », qui interprète là un rôle à facettes. « Il est très sensible, il n'a pas peur de montrer sa part de féminité et il est très généreux. Et puis, politiquement, il était à fond avec nous. » Tout comme Céline Sciamma, restée une amie proche, qui l'a aidée à muscler le scénario. « Elle m'a permis d'affirmer des choix, des envies que je n'osais pas défendre seule face aux  producteurs. »  

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© Jan Welters

                                                                                      

J'aime parler de sexualité, car il y a de nombreuses choses à réinventer      

Autre projet audacieux de Noémie Merlant, qui pourrait peut-être, comme « Portrait de la jeune fille en feu », marquer un tournant décisif dans sa carrière. « Emmanuelle », le film d'Audrey Diwan, où l'actrice incarnera l'icône érotique des années 1970. « Je ne connaissais pas du tout “Emmanuelle”, avoue-t-elle. J'adore ce que fait Audrey Diwan [« L'Événement », Lion d'or à Venise], et ce qui m'intéresse, au cinéma, c'est d'accompagner des femmes qui cherchent à raconter le désir féminin et la quête du plaisir. C'est un choix risqué sur le papier, mais j'aime parler de sexualité, car il y a de nombreuses choses à réinventer ou à se réapproprier dans ce domaine.

Fini les tabous autour du sexe

Il y a des femmes qui ont vécu plein d'expériences différentes et qui n'osent pas dire : moi, j'aime le sexe. Ou, a contrario, il y a celles qui craignent d'avouer qu'elles n'aiment pas ça. Le sexe n'est pas un gage de bonne santé ou de réussite amoureuse. Le cinéma est un bon vecteur pour aborder ce sujet. Personnellement, il est rare que je me reconnaisse dans les représentations habituelles. Il y a tant de nouveaux imaginaires et de nouvelles dynamiques à trouver. » Le credo d'une artiste libre, courageuse et affranchie, à l'antipode décidément des représentations datées de l'actrice muse, interprète ou potiche.

Je m'amuse à casser les codes

« Au début, actrice, c'était vital. Je me sentais enfin écoutée vraiment, je me sentais en vie. Mon corps, les mots qui résonnent dans la salle, sur scène… le plaisir de se mettre à la place d'une autre pour s'évanouir et s'oublier un peu. Être dans un présent nouveau et enrichissant autant pour soi que pour, je l'espère, les autres. Il y a aussi et sûrement une envie d'être aimée. Dans ces métiers-là, on reçoit beaucoup d'amour. Mais je me rends compte qu'il faut quand même souvent tenir le rôle de la femme jolie, magnifique, mystérieuse, fantasmatique. J'ai envie de montrer qu'on peut être soi-même. Je m'amuse à casser tout ça, l'image que j'avais quand j'ai commencé et qu'on assigne encore à beaucoup d'entre nous. » Noémie Merlant ou le feu sacré.     

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© Jan Welters