Entre 1940 et 2024, comme un air de déjà-vu avant l'élection présidentielle américaine | Slate.fr
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Entre 1940 et 2024, comme un air de déjà-vu avant l'élection présidentielle américaine

Président sortant à la santé fragile, Parti républicain divisé, contexte proche des années 1930: les parallèles sont nombreux.

Charles Lindbergh, célèbre aviateur et protagoniste du <em>Complot contre l'Amérique</em> de Philip Roth, juste après sa traversée de l'Atlantique en avion, le 21 mai 1927. | AFP
Charles Lindbergh, célèbre aviateur et protagoniste du Complot contre l'Amérique de Philip Roth, juste après sa traversée de l'Atlantique en avion, le 21 mai 1927. | AFP

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«L'élection de tous les dangers» qui désignera le prochain président américain, le 5 novembre prochain, est en passe de devenir la plus prévisible. À moins d'un coup de théâtre, les deux candidats désignés par leur parti lors de leur convention respective, à Chicago en août pour les Démocrates et à Milwaukee en juillet pour le GOP, seront Joe Biden, le président sortant, et Donald Trump, l'ancien président qui prétend toujours que le scrutin de 2020 lui a été volé.

Cette «élection de tous les dangers» est aussi déjà «celle de tous les records». D'abord, ce furent les premières primaires sans suspense. Pour Biden, président en poste, c'est normal. Quant à Trump, il a aisément balayé la dizaine d'ambitieux qui osèrent se présenter, convaincus il y a quelques mois que les électeurs finiraient bien par se détourner de l'homme aux «quatre procès au pénal, un au civil et quatre-vingt-onze chefs d'accusation». Ce sont aussi les candidats les plus vieux de l'histoire: 81 ans pour Biden, 77 pour Trump.

Ces élections devraient aussi battre des records en matière d'investissements publicitaires, estimés à 15 milliards de dollars. Avec la polarisation du pays, c'est aussi l'élection la plus «concentrée» de l'histoire; sur les cinquante États, quarante-trois ont déjà fait leur choix. Ce sont donc sept États, trois dans la Rustbelt (Michigan, Wisconsin, Pennsylvanie), deux au sud (Géorgie, Caroline du Nord) et deux à l'ouest (Nevada, Arizona), qui détermineront le résultat. Alors, cette année, qui devait être pleine de surprises, est-elle déjà terminée?

La «théorie de Chicago»     

Pourtant, s'interrogent certains commentateurs, et si la convention démocrate, qui se tiendra au Union Center de Chicago, était un «redux» de la convention démocrate de 1968 (également à Chicago)? À la suite de l'annonce du désistement de Lyndon B. Johnson, la responsabilité de désigner le candidat démocrate incomba cette année-là aux caciques du parti. Ils choisirent le sénateur du Minnesota Hubert Humphrey, qui fut par la suite battu par Richard Nixon avec une marge de 0.7%.

Or, la théorie qui courut pendant quelques mois à Washington était la suivante: conscient de son impopularité et de ses problèmes de santé, Biden est aussi convaincu d'être le seul candidat capable de battre Trump. En revanche, si l'ancien président n'était pas le candidat républicain désigné, il serait prêt à se retirer pour laisser la place à une candidature possible de Gavin Newsom ou même de Joe Manchin.

Toutefois, plus personne n'avance ça. La soi-disant «surprise de Chicago» risque donc de se transformer en consécration pour le président le plus âgé de l'histoire américaine, celui dont tout le monde a toujours douté, jusqu'en ce jour fatidique de février 2020 où il écrasa son adversaire lors des primaires de Caroline du Sud.

Mais certains commentateurs républicains ne désespèrent pas. Comme Karl Rove, ils notent les similitudes entre les deux conventions: le Vietnam en 1968 et Gaza en 2024, les émeutes en 68 et les manifestations propalestiniennes attendues cette année, et la présence d'un candidat d'un troisième parti, George Wallace (qui remporta cinq États du Sud), et Robert F. Kennedy en 2024… La réalité, c'est qu'il s'agit d'une intox républicaine et que les élections de 2024 n'ont rien à voir avec celles de 1968. En revanche, la comparaison avec 1940 (où, fait curieux, la convention démocrate se tint aussi à Chicago!) est troublante.

L'uchronie de Philip Roth

Dans Le Complot contre l'Amérique, roman publié en 2004, et redevenu à la mode aux États-Unis depuis l'élection de Donald Trump en 2016, le grand écrivain américain Philip Roth, récemment décédé, imagine une uchronie autour de l'Amérique de la Seconde Guerre mondiale. Mais cette fois-ci, point de partage entre États sous occupation japonaise à l'Ouest et occupation nazie à l'Est, comme dans Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick.

À la place se dresse une dystopie beaucoup plus réaliste: l'action se situe en 1940. Charles Lindbergh obtient l'investiture du Parti républicain et l'emporte contre Roosevelt. Puis il transforme l'Amérique en État fasciste et raciste où les Juifs sont arrêtés, humiliés, envoyés dans des régions rurales pour y être «rééduqués» ou tout simplement tués, victimes de lynchages ou d'émeutes antisémites.

Considéré comme l'un des meilleurs romans de Roth, le Complot raconte l'histoire du point de vue de l'auteur enfant, Philip, et décrit au passage les ravages à l'intérieur de sa propre famille et par extension de la communauté juive de Newark, les séparant entre ceux qui voient et ceux qui refusent de voir, les optimistes qui imaginent que tout va bien se passer et ceux qui craignent le pire, ceux qui refusent le nouvel ordre des choses et ceux qui cherchent à s'y adapter.

Peu après l'élection de Trump en 2016, les patrons de HBO achètent les droits audiovisuels du livre, et c'est David Simon, le scénariste et réalisateur de The Wire et Treme qui se met à la tâche. La minisérie de six épisodes The Plot Against America, avec John Turturro et Winona Ryder, sort en 2020.

C'est pourtant le même Simon qui met en garde contre les comparaisons hâtives entre le célèbre aviateur du Midwest et le promoteur immobilier new-yorkais, star de téléréalité. Si certains en Amérique ont voulu rapprocher le discours anti-immigrants, antimexicains, antimusulmans de l'ancien président des diatribes antisémites et racistes de l'aviateur (devenu une célébrité mondiale à la suite de sa traversée de l'Atlantique sur le Spirit of Saint Louis en 1927), le parallèle s'arrête là.

D'abord, comme le rappelle David Simon, Trump n'a rien d'un héros: c'est un narcissique chronique, obsédé par son image, mais susceptible de changer d'avis en fonction de ses intérêts personnels. À l'inverse, Charles Lindbergh était un héros, un patriote, mais aussi un homme meurtri par le kidnapping et le meurtre de son enfant quelques années plus tard et qui se réfugia en Europe avec sa femme pour échapper aux médias. Mais c'est aussi un raciste et un antisémite notoire («le plus grand danger menaçant ce pays est la mainmise et l'influence [des Juifs] dans nos films, notre presse, notre radio et notre gouvernement»), un grand admirateur de l'Allemagne nazie (Göring lui a remis une médaille militaire dont il n'a jamais accepté jamais de se séparer), et un homme fermement opposé à l'entrée de l'Amérique dans la guerre.

Le mouvement «America First», en 1940… et 2024

Et pourtant, si Lindbergh n'a jamais eu la moindre chance d'être élu en 1940 (d'abord, il n'avait pas l'intention de se présenter et, au plus haut des sondages, il était crédité de 9% d'intentions de vote), il était l'une des figures de proue du America First Committee, fondé en 1940 par des étudiants de Yale et fort de 800.000 membres dont Walt Disney, Sinclair Lewis et le futur président Gerald Ford. America First était hostile à la participation de l'Amérique à la guerre, patriote, fermement isolationniste, et ne voyait pas l'Allemagne nazie d'un si mauvais œil puisqu'elle servait de rempart au mal absolu, le communisme.

Le parallèle entre la situation de 1940 et celle de 2024 devient ainsi frappant. D'un côté, on a un président démocrate sortant, progressiste, à la santé fragile, responsable d'un des plus gros efforts de réinvestissement dans les infrastructures du pays depuis cent ans (Biden comme Roosevelt), entouré d'une équipe «diverse» (Juifs, Afro-américains, Hispaniques pour Biden, Juifs pour Roosevelt; certains Républicains appelaient le «New Deal» le «Jew Deal» en raison de la composition du cabinet de Roosevelt).

Plutôt qu'une rupture avec les cinq derniers présidents républicains, Trump représente un retour aux années 30.

De l'autre, on a un Parti républicain divisé entre les isolationnistes à tendances xénophobes (le Freedom Caucus, les MAGA en général d'un côté) et les interventionnistes comme Mitch McConnell ou les néoconservateurs tels que Nikki Haley ou John Bolton. Exactement comme en 1940, avec le mouvement America First et les «interventionnistes» comme le candidat républicain Wendell Willkie, écrasé par Roosevelt.

La situation internationale présente aussi certains parallèles: un État nazi qui, en 1940, a envahi la Tchécoslovaquie, la Pologne puis la France, de nos jours un État fascisant engagé depuis deux ans dans une guerre contre un pays voisin, et à chaque fois une complaisance coupable, les Républicains isolationnistes en 1940 et les nombreux antiguerre au sein du Parti républicain de 2024.

Rappelons que la majorité des représentants républicains a voté contre l'aide de 61 milliards de dollars à l'Ukraine, que Marjorie Taylor Greene (Géorgie) continue à associer les Ukrainiens aux nazis, que J.D. Vance (Ohio) explique qu'il se moque de ce qu'il peut arriver à l'Ukraine. Tout cela sans évoquer la complaisance historique vis-à-vis de Vladimir Poutine ou celle envers Viktor Orbán, toujours une star auprès des Républicains du America First de 2024.

L'isolationnisme, le vrai cœur du Parti républicain?

Rien de plus faux que d'accuser Trump d'avoir phagocyté la vision interventionniste, voire impérialiste, du parti de Reagan. Plutôt qu'une rupture avec les cinq derniers présidents républicains, Trump représente un retour aux années 30.

Le milliardaire new-yorkais, expert à «sentir» son public (quinze saisons de «The Apprentice», toute une vie passée avec les journalistes et les caméras, mais aussi les juges et les avocats…), n'a fait que reprendre les thèmes qui plaisaient aux «ultras» du parti et surtout aux électeurs, paupérisés, las d'être gouvernés par des élites «mondialistes», fatigués des guerres et des immigrants illégaux.

L'interventionnisme serait donc une parenthèse dans l'histoire du Parti républicain, née de la Guerre froide et motivée par la haine du communisme (Eisenhower, Nixon, Reagan et Bush), puis celle de l'islamisme (George W.). Avec cette soi-disant rupture historique, Trump ne fait cristalliser les frustrations d'un Parti républicain soucieux de revenir aux sources d'une frange historiquement majoritaire, celles d'un isolationnisme assumé, nourri au sentiment d'une certaine supériorité, historique, religieuse, presque messianique. Espérons que les événements tragiques de ces années 2020, ces «nouvelles années 30», aideront à les ramener à la raison.

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