L’ubiquité des contes voyageurs de Joseph-Charles Taché | Le Devoir

L’ubiquité des contes voyageurs de Joseph-Charles Taché

Les contes et légendes de Joseph-Charles Taché ont ceci de particulier qu’ils jouent à saute-mouton avec les frontières en représentant les pays de l’estuaire du Saint-Laurent en fonction du fleuve, de ses affluents et des territoires ancestraux des Premières Nations.
Illustration: Tiffet Les contes et légendes de Joseph-Charles Taché ont ceci de particulier qu’ils jouent à saute-mouton avec les frontières en représentant les pays de l’estuaire du Saint-Laurent en fonction du fleuve, de ses affluents et des territoires ancestraux des Premières Nations.

Une fois par mois sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.

Et si la littérature pouvait nous donner accès à une manière différente de voir le territoire que nous habitons ? Les frontières politiques et administratives ne cessent de s’inviter dans l’actualité. Lors de la visite du pape en juillet 2022, il a été question de la notion de terra nullius, ou doctrine de la découverte, qui a permis aux puissances coloniales de s’approprier l’Amérique, au motif que le continent aurait été une « terre n’appartenant à personne ».

Le 10 avril dernier, Kevin Lambert, à l’émission télévisée La grande librairie, décrivait le Saguenay–Lac-Saint-Jean comme une région découpée sur la Terre éternelle du peuple innu (anciennement appelé montagnais), le pays du Nitassinan. Ces deux exemples montrent que les frontières sont des constructions qui se transforment au gré des contextes culturels et historiques et qui révèlent autant qu’elles cachent parfois les territoires qu’elles bornent.

Les contes et légendes de Joseph-Charles Taché ont ceci de particulier qu’ils jouent à saute-mouton avec les frontières en représentant les pays de l’estuaire du Saint-Laurent en fonction du fleuve, de ses affluents et des territoires ancestraux des Premières Nations.

À lire aussi

Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Joseph-Charles Taché l’« Iroquois »

Né à Kamouraska en 1820 et mort à Ottawa en 1894, Joseph-Charles Taché a touché à tout. Il a été médecin, homme politique, écrivain, journaliste, rédacteur en chef, haut fonctionnaire. Il passait pour être le plus universellement érudit des Canadiens de son temps et, de fait, il s’intéressait à tous les sujets, écrivait sur tout.

Mais loin d’être un pédant retranché dans sa bibliothèque, c’était un homme d’action proche du voyageur qu’il met en scène dans ses contes et légendes : « au tempérament aventureux, propre à tout, capable d’être, tantôt, successivement ou tout à la fois, découvreur interprète, bûcheron, colon, chasseur, pêcheur, marin », voire « guerrier », du moins dans le débat politique et intellectuel, où il excellait.

La majeure partie de son oeuvre littéraire s’inspire de son séjour à Rimouski entre 1843 et 1857, alors que, selon l’abbé Casgrain, il visita « les deux rives du fleuve, vécut de la vie des bois, séjourna dans les chantiers, observa les moeurs de nos voyageurs, s’assit dans le wigwam des Micmacs et des Montagnais, étudia tout, prit note de tout ». Ce goût pour le fleuve, la forêt et les cultures autochtones lui valut le surnom d’« Iroquois » de la part de ses collègues de l’Assemblée législative du Canada-Uni, où il siégea comme député.

Dans la revue Les Soirées canadiennes, Taché publia coup sur coup deux recueils : Trois légendes de mon pays en 1861 et Forestiers et voyageurs en 1863, en tirant parti de l’héritage des contes merveilleux à la manière de Charles Perrault, de la Légende dorée des vies de saints et du goût romantique pour le folklore et le fantastique. Ses contes et légendes multiplient de façon virtuose les lieux représentés, en jouant sur une forme d’ubiquité qui permet au conteur d’être simultanément ici et là-bas, dans le passé et dans le présent, en transcendant les frontières temporelles et géographiques.

Certes, les recueils ont une visée édifiante, liée aux convictions catholiques de leur auteur. Trois légendes de mon pays s’attache à montrer les progrès prétendus de l’évangélisation des peuples autochtones que soulignent les sous-titres des trois récits : « L’Évangile ignoré », « L’Évangile prêché » et « L’Évangile accepté ». De la même façon, Forestiers et voyageurs relate les tribulations du père Michel, qui fait voeu d’aller en pèlerinage à Sainte-Anne-de-Beaupré si John, l’employé des Postes du roi qu’il blesse involontairement, est sauvé. Si ce dernier finit par succomber à ses blessures, il sauve cependant son âme en se convertissant au catholicisme avant de mourir.

L’ubiquité des Trois légendes de mon pays

Mais ce qui importe le plus n’est pas tant ce que disent les contes et légendes que ce qu’ils montrent, comme s’il y avait une tension entre l’idéologie de l’auteur et l’expérience du territoire qu’il tire de sa fréquentation des communautés autochtones. Le recueil de 1861, Trois légendes de mon pays, met en scène trois périodes de l’histoire des Premières Nations : avant l’arrivée des Européens (« L’île au Massacre »), pendant le Régime français (« Le Sagamo de Kapskouk ») et au XIXe siècle (« Le géant des Méchins »).

Si un tel découpage chronologique est pensé en fonction de la colonisation, en revanche, les lieux représentés, eux, obéissent à une tout autre logique. En effet, leur diversité et l’étendue géographique qu’ils embrassent est frappante, l’action se déplaçant de l’île au Massacre, au large du Bic, à Kapskouk, c’est-à-dire Grand-Sault, au Nouveau-Brunswick, jusqu’aux Méchins, à l’est de Matane.

On chercherait en vain un fil conducteur dans la proximité des lieux, très éloignés les uns des autres, ou dans le découpage territorial de l’époque, d’autant plus que le Nouveau-Brunswick ne fait pas alors partie du Canada-Uni. La cohérence de ces lieux tient en fait au vaste territoire traditionnel des Wolastoqiyik (anciennement appelés Malécites), aux limites de celui des Micmacs, entre le fleuve Saint-Laurent et la rivière Saint-Jean. Cette vision plus autochtone qu’euroquébécoise est redevable en partie aux informateurs de l’écrivain, dont Louis Thomas, chef wolastoqey né vers 1766 et mort vers 1869, de qui Taché tient la légende du Sagamo de Kapskouk.

Les frontières liquides de Forestiers et voyageurs

Le recueil de 1863, Forestiers et voyageurs, va encore plus loin dans les allers-retours incessants du nord au sud, de l’est à l’ouest, que multiplie le père Michel. Cuisinier de camp de bûcherons l’hiver et chaloupier l’été, il est contraint de s’exiler dans les pays d’en haut pour échapper aux autorités après avoir blessé un homme sur la Côte-Nord, de sorte que ses aventures l’amènent jusqu’à Winnipeg, et même jusqu’aux montagnes Rocheuses et au grand lac des Esclaves, dans une sorte d’épopée continentale.

Ses voyages, il se les remémore dans un chantier de forestiers de l’arrière-pays rimouskois, en régalant ses auditeurs de ses contes, une fois de retour dans sa région natale du « bas du fleuve ». L’expérience que fait le père Michel du territoire est, comme pour Taché, lié à ses alliés autochtones, en vivant avec les Micmacs et en parcourant avec eux « tous les bois et toutes les rivières, depuis la Baie-des-Chaleurs jusqu’à la rivière Rimouski ». Il connaît l’itinéraire des Wolastoqiyik, qui vont de la rivière Saint-Jean à la Mitis pour chasser la pourcie — le marsouin commun — dans le fleuve Saint-Laurent.

Lorsqu’il se fait chaloupier avec son associé Lévêque de L’Isle-Verte, il passe sa vie sur le fleuve à transporter voyageurs et marchandises et à chasser le marsouin, « de la côte sud à la côte nord, de Québec à Gaspé », tout en commerçant illégalement avec les Innus et en se réfugiant à l’île d’Anticosti pour échapper aux garde-côtes. Ce « bas du fleuve », cher au père Michel comme à Taché, n’est ni un district électoral ni une région officiellement reconnue, comme peut l’être aujourd’hui le Bas-Saint-Laurent. L’expression est à entendre dans son sens propre et désigne tout le vaste espace en aval de Québec, au nord et au sud de l’estuaire jusqu’au golfe du Saint-Laurent.

C’est un territoire aux limites floues, un ensemble de pays constitués moins de terre ferme que de littoral et d’eau, entre fleuve et affluents, à une époque où, pour aller de Trois-Pistoles à Rimouski, « on allait par eau ou bien à pied en suivant la grève ». Comme s’il y avait derrière la géographie officielle une topographie sensible des lieux habités et parcourus en tous sens, à la manière des « nations », expression dont Taché rappelle qu’elle désigne au Canada les « aborigènes », ceux qui habitent le territoire depuis les origines.

L’Autre

Lire ou relire les contes et légendes de Taché, c’est donc faire l’expérience d’une altérité culturelle et historique. C’est se dépayser d’un territoire perçu exclusivement à partir de la route et de la voiture et selon un découpage administratif récent cloisonnant arbitrairement des pays qui vivaient auparavant en symbiose autour d’un grand fleuve, appelé Magtogoek en algonquin : le chemin qui marche.

À sa manière et de façon inattendue, Taché fait écho aux préoccupations de notre temps. Il apporte un démenti à la notion de terra nullius, en étant l’un des seuls écrivains de son temps à imaginer Le Bic et l’île au Massacre avant l’arrivée des Européens sur un territoire qui, loin de n’appartenir à personne, était âprement disputé par les Wolastoqiyik, les Micmacs et les Haudenosaunee (anciennement appelés Iroquois).

Par ailleurs, même si Taché n’emploie jamais le terme « Nitassinan », il tend, comme les Innus à propos de la frontière entre le Québec et le Labrador, à envisager les territoires autochtones comme échappant aux délimitations imposées après coup. C’est ce qui explique qu’il représente l’île au Massacre, Kapskouk et les Méchins, alors relevant d’entités administratives et politiques distinctes, comme formant un continuum sans solution de continuité : le territoire ancestral des Wolastoqiyik.

C’est à se demander si, lorsque le père Michel évoque sa tentation de « vivre la vie des bois et des côtes, en s’associant aux tribus aborigènes », ce n’est pas de lui-même que Taché parle.

Forestiers et voyageurs

Joseph-Charles Taché, postface de Michel Biron, Boréal « Boréal Compact », Montréal, 2002, 192 pages.

À voir en vidéo