Mark Rothko, du songe au vaporeux

Vaporeuses et colorées, les œuvres de l’artiste américain Mark Rothko éblouissent les espaces de la Fondation Louis Vuitton à Paris jusqu’en avril 2024. Que savons-nous de cet artiste américain, si peu représenté dans des collections muséales (privées et publiques) en Europe ?

Vue d'installation de l'exposition Mark Rothko, galerie 2, niveau -1, salle Multiformes et début des œuvres dites « classiques », exposition présentée du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 à la Fondation Louis Vuitton, Paris. © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

 

Mark Rothko, son œuvre, méconnu.

Suite à la première rétrospective dédiée à Mark Rothko (1903-1970) en France au musée d'Art Moderne de la Ville de Paris en 1999, par Suzanne Pagé (directrice actuelle de la Fondation Louis Vuitton), la Fondation réalise un exploit, 24 ans plus tard. L’exposition réunit 115 œuvres parvenant de musées internationaux et de la collection familiale de l'artiste.
Exceptionnel, par le fait que les musées publics français ne conservent que peu d’œuvres de l’artiste américain, trois œuvres : deux toiles conservées au Musée national d’art moderne - Centre Pompidou et un dessin au Musée Cantini de la ville de Marseille. Dans les deux cas, ce sont ses œuvres tardives qui sont collectionnées. Or, avant la période des bandes colorées verticales et horizontales, Mark Rothko est passé par la figuration : une découverte pour le public dans le sous-sol de la Fondation, où débute le parcours chronologique de l’exposition.
Le seul et unique « self-portrait » ou autoportrait de l’artiste inaugure la première section dévouée à la ville urbaine de New-York. D’origine russe (aujourd’hui la Lettonie), Marcus Rotkovitch vient d’une famille juive et religieuse. Une décennie plus tard, il vit sa passion pour l’art suite à des cours à l’Art Students League de New York. En quelques mois il se passionne pour les scènes de rue et de vie quotidienne, aux États-Unis, durant l’entre-deux-guerres.
Dans les années 30-40, il abandonne la figuration, car selon lui, il mutile la figure humaine. Il se concentre alors sur le néo-surréalisme, mixant l’intention figurative d’artistes américains tels qu’Adolph Gottlieb et Barnett Newman, et des surréalistes européens tels que Max Ernst, dont il fut introduit lors de l’exposition du MoMA : « Fantastic Art, Dada and Surrealism » en 1936.
Puissant dans ses inspirations et les mythologies antiques, il crée une forme de langage universel et pictural utilisant des formes linéaires et fines autour de motifs ornementaux.

 

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Mark Rothko, No. 21, 1949, Huile et techniques mixtes sur toile, 238,8 x 135,6 cm, The Menil Collection, Houston, Acquired in honor of Alice and George Brown with support from Nancy Wellin and Louisa Sarofim © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

En 1946, Rothko est désemparé par la fin de la seconde guerre mondiale, et, à défaut de rêver avec ses personnages surréalistes, il se concentre sur ce qu’on appellera plus tard, le « Color Field », un mouvement artistique centré sur l’explosion et l’implosion des couleurs par le biais de couleurs vives et franches sur un support pictural, souvent de grande taille.

Ses premières expérimentations, denses et organiques présentent des toiles aux formes diverses, verticales et horizontales, telle une palette de peintre allongée sur une toile tendue. Les touches colorées deviennent de plus en plus grandes, verticales et ne représentent que 3-4 couleurs maximum, soit sombres, soit claires, aucun mélange ni contraste fort dans ses peintures. Les toiles deviennent vaporeuses, sans arête fixe sur la couche picturale.
Au fil de sa carrière, il accepte plusieurs commandes, dont la « SeaGram Murals » (Collection de la Tate Modern), où l’artiste a pour commande le décor du restaurant par un ensemble de toiles dans le bâtiment de Mies van der Rohe, le Seagram Building.
Mais aussi les « Black and Gray », une série créée entre 1969 et 1970, où sa peinture devient fragmentée en deux espaces monochromes, gris d’un côté, et noir de l’autre. Dans son cheminement, il décide de changer de technique, et de taille pour des raisons de santé, mais aussi pour que son œuvre soit moins fragile pour les présenter au siège de l’Unesco à Paris, où elle devait entrer en dialogue avec un certain nombre de sculptures d’Alberto Giacometti, artiste dont il se sentait proche. Durant l’été 1969, il renonce à la commande, tout en poursuivant son travail sur cette série jusqu’à sa disparition en février 1970.
Toutes ces interventions artistiques sont actuellement montrées au public, sans que le fil directeur ne soit le mécénat de ses œuvres. Ainsi, en quoi, et comment se définit une commande auprès d’un artiste ?

 

Mark Rothko et les commandes, privées et publiques, quels besoins et quelles limites ?

Tout au long de cette exposition, où le sensible et les couleurs percent nos regards, trois moments clés ont été matérialisés, trois changements dus à des personnes, des mécènes, privés ou publics, pour créer une « œuvre totale », à la vue, ou non de tous. Or, depuis la mort de l’artiste, seules 2 des 4 commandes ont été respectées, la Chapelle Rothko à Houston et l’installation de la Phillips Collection de Washington, toutes deux des interventions artistiques liées au mécénat privé.
Dans le cadre des États-Unis, les mécénats artistiques sont plus fréquents. D’un côté dû à la politique culturelle du pays qui comprend un budget de fonctionnement de 125 millions de dollars en 2005[1], soit moins de la moitié du budget culturel de la Ville de Paris. Aussi, au contraire du pouvoir fédérateur du Ministère de la Culture en France, nos compatriotes américains mobilisent leurs moyens, mais encore une dizaine d'autres agences fédérales, une cinquantaine d'agences des États et 4 000 agences culturelles réparties sur le territoire.
Outre ce financement, les donations d’associations ou de fondation sont déduites à 100% du revenu imposable, avec un plafonnement des déductions à 50 % du revenu brut global. De plus, cet avantage fiscal permet de focaliser son financement sur une commande ou une action spécifique, décrite par le donateur ou en lien avec un projet.
De notre côté de l’Atlantique, le mécénat artistique des fonds publics se fait sous la forme du «1% artistique ». Dans le cas des œuvres créées par ce dispositif en France, le dispositif date des années d’entre-deux-guerres, quand Jean Zay (ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts) imagine un processus administratif pour décorer les constructions publiques. Actuellement, c’est d’une valeur de 1% du coût de la construction que cette œuvre peut être réalisée.
A travers les 12 000 commandes effectuées tout au long des décennies, le public français a pu se familiariser à l’art, et à la présence physique de l’œuvre dans le bâtiment permettant de toucher plusieurs générations. Le public peut être désormais invité à créer l’œuvre avec l’artiste. Ce fut le cas entre la plasticienne et photographe Florence Lazar, lorsqu’elle a élaboré un travail de transmission et de mémoire de l’histoire de la décolonisation avec des élèves du collège parisien Aimé-Césaire. Pour ce faire, elle les a emmenés dans les coulisses du musée du quai Branly, des Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, de la Bibliothèque nationale de France, de la Bibliothèque de documentation internationale et contemporaine et de la maison d’éditions Présence Africaine, où ils ont pu manipuler des documents d’archives originaux. Depuis, les photographies de ces séances sont exposées au sein du collège à côté de l’œuvre finale.
Ainsi, le projet de l’œuvre rentre dans le dispositif de création de l’œuvre et du choix de monstration. Dans le cas du 1% artistique, les architectes jouent un rôle majeur puisqu’ils proposaient eux-mêmes le choix de l’artiste, dont le projet était ensuite validé par une commission régionale ou nationale. Ce qui suppose des attendus : la définition claire du concept de l’œuvre du lieu de sa présentation, le nombre d’artistes et de collaborateurs de l’œuvre, la nature de l’œuvre, le montant de l’indemnité versée aux candidats dont le projet n’aura pas été retenu, etc. Puis, la réalisation de l’œuvre suite à la notification d’un marché, puis un dialogue entre le commanditaire et le ou les artistes retenus. Lorsque l’œuvre est réalisée, un contrat spécifique est conclu pour la cession des droits de reproduction et de représentation, en précisant si le commanditaire envisage son utilisation à titre commercial.
En explorant l’univers captivant de Mark Rothko à travers l’exposition à la Fondation Louis Vuitton, nous découvrons un artiste américain peu connu en Europe malgré son impact majeur sur l’art du XXe siècle. Au-delà de l’éblouissement visuel provoqué par les toiles vaporeuses et colorées de Rothko, une question persiste : comment une œuvre d’art s’intègre-t-elle dans la société, que ce soit à travers des collections ou des commandes ?

 

Les aventures parisiennes de Mark Rothko

En examinant le rôle des commandes, nous avons constaté que ces interventions artistiques soulèvent des questions complexes sur les besoins et les limitations, le tout dans un contexte de création unique et francophone.

Dans son cas, Rothko fut contacté fin mars 1969 par Franz Meyer, rapporteur du Comité artistique de l’Unesco. Il transmet alors une invitation à l’artiste pour la réalisation d’une commande destinée à un nouveau bâtiment, alors en construction à Paris, discutée comme ceci : « une grande peinture murale d’environ 30 mètres carrés pour le mur Est de la cafétéria. L’œuvre doit être visible de trois niveaux, y compris du grand hall d’entrée. […] Le Comité a estimé qu’un tel travail doit être confié à l’un des artistes américains habitués à traiter de grandes surfaces et a recommandé, par ordre de préférence : [Mark] Rothko, [Kenneth] Noland, [Robert] Indiana, [Ellsworth] Kelly »[2].

Lors de la discussion avec le comité et avec son ami Robert Motherwell, Mark Rothko apprend que l’UNESCO souhaitait acquérir une sculpture de Giacometti pour l’une des salles. En joie, l’artiste discuta avec son ami de sa nouvelle approche picturale dans une nouvelle série de toiles, inspirée par les sculptures de l’artiste Suisse. Or, en absence de plans architecturaux de l’espace dessiné par Bernard Zehrfuss, et suite à la prise de position des architectes sur le positionnement des œuvres dans l’espace, Rothko décide le 3 juillet 1969 de ne pas exécuter la commande due à son état de santé. En réponse à son refus, la création de la commande fut donnée à Ellsworth Kelly.

En examinant le rôle des commandes artistiques, nous pénétrons dans un monde complexe où les besoins et les aspirations artistiques rencontrent les choix des commanditaires. À travers l'exemple de Mark Rothko et son invitation à créer une œuvre pour l'UNESCO, nous sommes témoins des défis liés à la réalisation de telles commandes, ainsi que des implications artistiques, que ce soit entre la vision créative de l'artiste, les contraintes architecturales et les attentes institutionnelles
Au-delà des défis, les commandes artistiques offrent une opportunité unique de dialogue entre l'artiste, le public et l'espace pour lequel l'œuvre est destinée.

Gasgar Lucas

#Art Moderne et contemporain ; #Architecture et beaux-arts ; #Action culturelle et médiations

[1] « Comparaisons internationales », disponible à l’adresse URL suivante : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Mecenat/Particuliers/Comparaisons-internationales
[2] Mark Rothko, catalogue d’exposition, Fondation Louis Vuitton, Paris, 2023, p282