Chantal Thomas : « J’aime les jeux de dédoublement »

ENTRETIEN - L'académicienne publie le journal qu’elle a tenu de janvier à juin 1982, quand elle était « visiting assistant professor » de français en Arizona.
Chantal Thomas
Chantal Thomas (Crédits : © LTD / Philippe Matsas/Leextra via opale.photo)

Chantal Thomas est de ces êtres caressés par la liberté. Cette caresse est sa signature, métabolique et poétique. À 79 ans, celle qui jamais ne s'enfermera dans un genre a décidé de publier le journal qu'elle a tenu il y a quarante-deux ans, pendant ces mois passés à enseigner la littérature française à l'université de Tucson, en Arizona. Tandis qu'on la suit depuis son arrivée à l'aéroport de Tucson le 13 janvier 1982 jusqu'en juin de la même année, on est de bout en bout escortés par la Marianne de Marivaux - objet du cours de Chantal Thomas, Marianne s'impose jour après jour comme le fil conducteur de ce journal aussi vif, léger et merveilleusement décalé qu'un cours d'eau rieur dans le désert. On se souviendra de cette nuit où la lecture de La Vie de Marianne l'a protégée de la sauvagerie bruyantissime de ses voisins ; le matin, alors que tout est détruit, le gardien de la résidence lui demande : « Vous n'avez rien entendu ?

- Si, tout.

- Et alors ?

- Je lisais. »

Six pages après, on apprend qu'en guise de premier cours elle a proposé à ses étudiants la réflexion suivante : « Jusqu'où lire peut-il nous protéger du dehors ? » La description de la surface de la piscine de son lieu d'hébergement - lequel change plusieurs fois - documente sa météo intérieure ; au « Chateau Apartment Hotels », la piscine, en forme de haricot, est « lisse et opaque, comme un suicide réussi ». Dans la résidence suivante, la piscine, qui, elle, « n'appelle pas d'idée de suicide », « se creuse de tourbillons de clarté », relève-t-elle le 28 janvier. Elle raconte les piscines, donc, mais aussi les rêves.

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À l'instar de celui-ci : un cours de Lévi-Strauss. « Dans les gradins toute l'intelligentsia française. Philippe Sollers, une trompette aux lèvres, passe entre les auditeurs en jouant du jazz [...]. Il s'arrête devant moi, toujours trompette à la bouche, et en inspiration jazzée. Je suis nue. Je me vois lisse et bronzée. Un peu comme une silhouette égyptienne. » Dans la vie réveillée, un soir, le 27 mars, « sans y songer », elle se retrouve en train de faire l'amour avec Guillaume. Ses amants ne sont pas tous surveillés par l'intensité : on croise un Eduardo qui lui inflige « quelques manipulations possiblement susceptibles d'évoquer, pour qui en aurait déjà fait l'expérience, l'acte sexuel »... dans la chambre juste à côté de celle de sa mère.

Ainsi va, court, vole la plume de Chantal Thomas, dont les phrases chargées d'électricité sont comme des éclairs bienveillants qui ont le pouvoir, d'un coup d'un seul, de changer la couleur du ciel de l'écriture. Un exemple ? Ce commentaire coq à l'âne : « Déprime de ne pouvoir vendre la voiture et de ne pas faire l'amour. » On retrouve l'écrivaine dans son appartement parisien ; une valise couchée dans l'entrée, rouge coquelicot comme ses ongles, sa propriétaire aime l'entre-deux-voyages. Elle promène sa légèreté sagace entre New York (au printemps), Nice (où elle écrit) et Paris ; « c'est comme ça en ce moment mais en fait je ne sais pas... », on sent qu'elle ne veut pas arrêter un cadre, « ce n'est pas la peine, il vaut mieux laisser faire... ».

LA TRIBUNE DIMANCHE - Dans ce livre, vous vous interrogez : « De quoi est faite l'ardeur de voyager ? Sa brûlure ? De tous les moments sans hiérarchie. De toutes les rencontres. » Votre plume tient à déjouer l'habitude. Ce que vous appelez « journal », c'est beaucoup plus ou beaucoup moins que cela...

CHANTAL THOMAS - On ne sait pas, et tant mieux ! De nombreux événements objectivement très importants n'y sont pas. Mais la moindre fleur qui peut-être va apparaître occupe sa place.

Les fleurs de cactus ont droit à la couverture - qui reproduit une carte postale que vous avez envoyée à votre mère et à votre grand-mère maternelle.

Le miracle de cette floraison sur des milliers de kilomètres présupposés stériles rend encore plus fort la sensualité charnue du pétale de la fleur de cactus. J'ai vraiment eu une révélation sur ce lieu, l'Arizona. Le truc qui m'a chavirée, j'aimerais le faire passer...

Un journal aussi vif, léger et décalé qu'un cours d'eau rieur dans le désert

Les cartes postales que vous avez insérées y contribuent. Elles sont presque toutes écrites conjointement à votre mère et à sa mère...

Alors même qu'elles n'habitaient pas au même endroit ! C'est troublant, hein ? Pour moi, c'était une seule femme. Ma grand-mère était la mère. J'aime que ces cartes fassent sentir cette présence physique, matérielle, sensuelle, colorée qui dit la texture de l'Arizona...

En vous lisant, on prend un shoot de liberté...

J'ai envie que de l'air passe entre mes phrases ; il faut essayer de laisser vivre une liberté qui n'est pas une prise de pouvoir contre quelque chose, mais plutôt une certaine ouverture au monde...

Ce que l'on ressent, c'est que vous n'avez pas peur...

Peut-être parce que j'ai découvert la société après un long temps d'enfance dans une petite ville de province au bord de l'eau, Arcachon... J'ai vécu la liberté d'abord comme une liberté physique dans l'absence de peur, parce que le bassin était un espace comme dessiné pour moi, à la fois ouvert aux vents, au parfum de l'iode, et non menaçant. J'en ai gardé un regard passionné par le détail et par l'événement auquel on ne s'attend pas. Je ressens de la stupeur, mais la peur, vraiment non !

Cela ne mithridatise pas contre le danger. Au détour d'un paragraphe, on apprend que vous aviez été, lors d'un voyage à Djerba, caillassée avec votre amie Sandra pour avoir refusé de danser avec un garçon et lui avoir préféré Sandra. Ça, ça ne fait pas peur ?

Si on n'a pas le pressentiment de la peur, l'événement se produit, il est violent, et puis c'est tout ; on n'a pas peur la fois d'après. [Elle parle en prenant le temps de regarder ce qui vient, en elle et en vous ; curieuse de ce qui va la charmer l'instant d'après, elle a un sourire d'avance, souvent doublé d'un rire léger comme une bulle de savon.]

Chez Virginia Woolf, dans laquelle je me replonge en ce moment, l'écriture est ancrée dans l'angoisse. Angoisse qui est la matrice, la matière. De la même manière que la peur est aussi une force, l'absence de peur peut être une forme de bêtise, une impossibilité de voir au-delà. Je suis folle du journal de Kafka qui est tissé de peurs. Une prose quotidienne qui presque à notre insu révèle une fêlure, et le fantastique surgit ; j'adore ça. Souvent c'est la peur qui produit cette fêlure...

J'ai envie que de l'air passe entre mes phrases ; il faut essayer de laisser vivre une liberté

Chez vous, qu'est-ce ?

Je pense que c'est une extrême attention à ce qui est en train de se produire. Un non-rapport à l'habitude, ce qui permet que surgisse un léger imprévu... Cette vigilance est comme la peur mais sans la peur !

Avez-vous peur des forces de l'invisible ? Lorsque vous évoquez la « poupée du Colorado » achetée à Boulder dans une street fair après qu'elle a été abandonnée, on perçoit une forme de fétichisme...

Depuis l'enfance, je considère les poupées comme des délégations magiques des forces que j'essaie d'éviter, ou de capter... J'ai un rapport naturel aux jeux de dédoublement, aux récits qui doublent le quotidien... Quand je voyage, j'achète des poupées ; je vais vous montrer la plus merveilleuse, je l'ai trouvée au Japon, à Kone.

[Elle revient avec une poupée-œuf dessinée sur un bois rond, doux, dodu et lisse, dans un camaïeu de beige rosé, avec des yeux qui n'ont pas renoncé à la candeur, sans être dupes pour autant, juste un très léger cillement.]

Pour moi, ça relève du génie ! Elle est sur son quant-à-soi, mais elle ne nous juge pas. Cette lisseur est incroyablement spiritualisée ; on ne bute pas dessus, on peut y entrer.

N'avez-vous jamais eu envie d'avoir un enfant - à qui faire, notamment, découvrir les poupées ?

J'ai ressenti sans hésitation que ce n'était pas pour moi, que ça ne correspondrait pas à mon mode de vie. Être avec soi-même, c'est déjà toute une histoire ! La rupture avec celui que dans ce livre j'appelle Franck, c'est autour de cette question...

Quand vous décidez de partir, est-ce toujours « au nom de l'infini du monde et de ses séductions », comme vous l'écrivez ?

C'est un talisman. C'est comme si j'avais signé un pacte avec l'infini des possibles, une sorte de contrat magique stipulant l'exigence de découvertes futures...

Entre les hommes et les femmes, avez-vous fait votre choix ?

J'aime les deux. On ne peut plus dire ça sans passer pour la salope absolue !

Vous avez beaucoup écrit sur l'enfance souillée ; que vous inspire la plainte pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans par personne ayant autorité » déposée contre le réalisateur Benoît Jacquot - avec lequel vous avez travaillé - par l'actrice Judith Godrèche ? Et le livre* de l'actrice Isild Le Besco où elle décrit l'emprise destructrice qu'a exercée sur elle cet homme de trente-six ans son aîné ?

C'est un sujet tellement compliqué... Benoît Jacquot a dit mille fois qu'il aimait les jeunes filles, que c'est ça qui l'inspirait et qu'il filmait dans un état amoureux. Bien sûr que c'est très critiquable. Elles, de leur côté, voulaient être aimées et choisies par celui qui a le pouvoir, croyant ne pas exister hors de son emprise ; maintenant elles se débattent avec ça... Ce sont des combats essentiels. Mais on sent qu'il y a aussi chez certaines de ces combattantes une violence qui va se retourner contre tout le monde. Si on veut que la société change, il importe de le faire à deux, avec les hommes. La clé, c'est l'éducation.

* Dire vrai (Denoël).

Journal d'Arizona et du MexiqueChantal Thomas, Seuil, 192 pages, 21 euros.

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