Lady Hamlet vs Lady Macbeth à la Comédie-Française - artpress

Lady Hamlet vs Lady Macbeth à la Comédie-Française

Par Emmanuel Daydé.

Macbeth d’après Shakespeare, adapt. et mes. Silvia Costa, Comédie-Française, Paris, jusqu’au 20 juillet, et Hamlet dans les plis du temps d’après Shakespeare, adapt. et mes. Christiane Jatahy, Les Nuits de Fourvière, Lyon, 11-13 juin, 2024.


 
Shakespeare est-il soluble dans #MeToo ? Après la Lady Hamlet version karaoké de Christiane Jatahy, la cinglée Lady Macbeth de Silvia Costa marie les genres à la Comédie-Française. Retour sur la féminisation (ratée ou réussie) de ces deux œuvres.

 
Récompensé lors de la dernière cérémonie des Molières pour sa magnétique prestation dans Richard II de Shakespeare, Micha Lescot a rendu un hommage appuyé à son maître Gérard Desarthe, inoubliable Hamlet virevoltant dans la Cour des Papes en Avignon, en 1988, sous la direction de Patrice Chéreau. La prestation de Clotilde Hesme en Hamlet féminin, sous la houlette de la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy, créé en mars dernier au Théâtre de l’Odéon, ne pourra guère prétendre à un tel impérissable souvenir. L’actrice, tout de noir vêtue à la garçonne, ne démérite pourtant en rien, expédiant la tirade “être ou ne pas être” comme une chiquenaude, façon “passe-moi le sel”. Sarah Bernhardt, qui jouait elle aussi Hamlet en travesti, expliquait ainsi son choix : “Je ne préfère pas les rôles d’hommes, même s’ils sont en général plus intellectuels que ceux de femmes, mais les cerveaux d’hommes.” Et l’on peut comprendre la tentation d’un Shakespeare féministe, quand on sait qu’au moment de la création d’Hamlet (histoire d’une reine tuant son mari avec l’aide de son amant) il recevait le soutien plein et entier d’Élisabeth Ire, seule et puissante “reine-vierge” dans une Europe de rois. Optant pour une version ouvertement hominicide, Christiane Jatahy réécrit malheureusement les affres de la vengeance du prince du Danemark à la manière d’une pâle sitcom. Évacuant tous les personnages masculins pour ne conserver que les méchants et laisser les femmes prendre toute la place, elle livre ces dernières – Hamlet compris – à d’interminables soirées pizza et karaoké, tandis qu’Ophélie, qui ne meurt plus, erre sans toit ni loi…

 

Alain Lenglet et Suliane Brahim dans “Macbeth”


 

Shakespeare in bad love

 
À la Comédie-Française, loin de cet Hamlet plus #MeToo que mythique, l’Italienne Silvia Costa a été plus inspirée en se concentrant sur le personnage de Lady Macbeth dans sa mise en scène de Macbeth, autre point d’orgue de la série noire de Shakespeare, composé cette fois pour Jacques Ier. Effaçant toute référence historique et allégeant allégrement le texte de sa trentaine de personnages pour n’en conserver que huit, elle fait circuler le masculin dans le féminin en confondant mari et femme en une seule personne qui bascule dans la folie, entraînant au passage le monde avec elle. Le velléitaire général écossais, interprété par Noam Morgensztern en soutane de (faux) dévôt, est un Macbeth régressif bourré d’angoisses : un bébé qui veut sa tétine et court sans arrêt se réfugier sous les jupes de sa femme. Tout est dit dès la scène d’ouverture. La sauvage Lady jouée par Julie Sicard, drapée dans sa robe rouge, sa chevelure rousse recouvrant son visage, les mains frappées de tics nerveux, y arrache des touffes de sa perruque, tandis que le portrait de son époux est lacéré de coups de couteau, avant de prophétiser : “Tu es comte de Glamis et de Cawdor, tu seras aussi ce qu’on te prédit.” Silvia Costa suit à la lettre le renversement shakespearien selon lequel “le clair est noir, le noir est clair” : elle plonge la mécanique du mal mis en branle par les époux Macbeth, Tartuffe minables mâtinés de Fourniret pervers, dans de mystiques tableaux de nuit feutrée ou de confessionnal envahi de musique lancinante. Une gigantesque et sanglante couronne dorée, sur laquelle est gravé “Ante faciem tuam ibi mors” (devant ton visage, il y a la mort), vient ceinturer, telle une auréole, les saints meurtriers. Couronne qui n’est pas sans rappeler celle, électrique, de Bérénice dans la mise en scène de Castellucci. La plus belle idée de ce “shoot hallucinatoire” (pour reprendre les mots de la metteuse en scène) est peut-être d’avoir imposé la présence permanente sur scène des trois “sœurs fatales”, sorcières de fantaisie interprétées avec humour par Suliane Brahim, Birane Ba et Jennifer Decker. Elles poussent à la roue le destin de Macbeth avec leurs prédictions obscures et leurs chemises qui sèchent en l’air. Quoique sans bruit et sans fureur, le conte semble bien dit par un idiot, et que signifie-t-il, sinon rien ?
 
Emmanuel Daydé

 

Julien Frison, Pierre Louis-Calixte, Suliane Brahim, Jennifer Decker dans “Macbeth”

Pierre Louis-Calixte et Noam Morgensztern dans “Macbeth”

 
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Couv. : Noam Morgensztern et Julie Sicard dans Macbeth.
Pour toutes les images : Macbeth d’après Shakespeare, adapt. et mes. Silvia Costa, Comédie-Française, Paris, 2024 © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.


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