Le réalisateur ukrainien, qui dénonce l’entrée de l’armée russe dans son pays, filme le quotidien de la population. Il donne tout son sens à la réalisation documentaire qui n’est pas seulement la captation de moments mais la mise en cohérence des scènes par la grâce de l’image et du montage.
Envoyé spécial
Le réalisateur ukrainien Sergueï Loznitsa est un homme de conviction, peu enclin à s’agréger aux idées dominantes à partir du moment où il ne les partage pas. Ce qui, de nos jours, est loin d’être évident. L’auteur remarqué de Maidan, un travail documentaire sur les manifestations de 2014 qui avaient abouti à la chute du pouvoir considéré comme pro-russe à Kiev, avait, dès le déclenchement de la guerre par la Russie en février 2022, démissionné de l’Académie du film européen, coupable à ses yeux de ne pas avoir assez dénoncé l’attitude de Moscou. Mais, conscient de ce qui était en train de se passer – un mouvement plus global de rejet de tout ce qui était russe, au-delà même de la guerre – il s’était opposé au boycott généralisé des cinéastes russes. Que n’avait-il fait ! Il était immédiatement exclu de l’Académie du film ukrainien, accusé de n’être pas suffisamment loyal à son pays, un « cosmopolite » insistait l’institution à Kiev.
« J’ai fait ce film avec une profonde douleur dans le cœur »
En 2022, son travail présenté au Festival de Cannes, L’Histoire naturelle de la destruction (qui évoquait les bombardements massifs des Alliés sur des villes allemandes lors de la seconde guerre mondiale), avait été rattrapé par l’actualité. Cette fois, sur la Croisette, en séance spéciale, il a présenté sans ambiguïté possible, L’Invasion. Soit la vie de la population civile en Ukraine depuis février 2022. « J’ai fait ce film avec une profonde douleur dans le cœur et un grand amour pour mon pays. Ce film est né de la compassion », admet-il.
Il ne s’agit pas d’un documentaire de guerre. À aucun moment il ne pose sa caméra sur la ligne de front proprement dite. Ce qui l’intéresse n’est pas le déluge de feu mais ses conséquences sur la vie humaine. Ici des civils font la queue pour recevoir du ravitaillement, là un homme peste contre Poutine mais également contre Zelensky. Ailleurs nous suivons des bénévoles qui, souvent au péril de leur vie, joignent des coins isolés où les populations manquent de tout. Dans une librairie nous assistons à la collecte de la « culture russe ». Des habitants viennent déposer les livres d’auteurs russes (mais pas seulement) qui vont ensuite être collectés puis détruits dans d’insupportables broyeuses. Dans une autre zone, des démineurs s’activent et, en miroir, le réalisateur nous plonge dans un centre de rééducation pour personnes amputées. À l’entraînement des civils au maniement des armes répondent les enterrements et ce sentiment religieux ultra-présent en Ukraine (comme en Russie, d’ailleurs). Gloire aux héros, mort à l’ennemi. La haine de l’autre en fabrication et le renforcement du sentiment nationaliste qui augurent un sombre avenir.
Sergueï Losnitza nous offre un film d’une rare intelligence, sans commentaires. Il donne tout son sens à la réalisation documentaire qui n’est pas seulement la captation de moments mais la mise en cohérence des scènes par la grâce de l’image et du montage. Un véritable hymne contre les guerres qui détruisent toute intelligence humaine.
L’invasion de Sergueï Losnitza Pays-Bas/France, 145 mn
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