Quand les femmes investissent la tech

Alors que la quasi-totalité des financements destinés à l’innovation est accaparée par des hommes, elles s’engagent pour un entrepreneuriat au féminin.
De gauche à droite : Camélia Ntoutoume-Leclercq (ministre de l’Éducation nationale gabonaise), Delphine Remy-Boutang (PDG du fonds d’investissement Arver) et Hakima Berdouz (fondatrice de Hope Valley AI) au palais du Pharo, à Marseille (Bouches-du-Rhône) en mai.
De gauche à droite : Camélia Ntoutoume-Leclercq (ministre de l’Éducation nationale gabonaise), Delphine Remy-Boutang (PDG du fonds d’investissement Arver) et Hakima Berdouz (fondatrice de Hope Valley AI) au palais du Pharo, à Marseille (Bouches-du-Rhône) en mai. (Crédits : © LTD / Clément Mahoudeau/Riva Press pour la Tribune Dimanche)

On aurait pu faire ça en visio. Mais, comme le dit Steve Jobs, que Delphine Remy-Boutang aime citer : « L'innovation commence quand les gens se rencontrent. » À la tête de sa société de conseil et, depuis un an, d'une société d'investissement indépendante baptisée Arver - ce qui signifie « héritage » en norvégien -, elle est à l'origine de la Journée de la femme digitale (JFD), un événement annuel devenu en onze ans un vrai réseau d'affaires international. Depuis 2013, le prix les Margaret récompense des femmes entrepreneuses et intrapreneuses (quand l'innovation se fait au sein d'un grand groupe) dans la tech. Lucie Basch, fondatrice de Too Good to Go, une application qui met en relation des commerçants et des consommateurs souhaitant racheter les invendus à moindre coût, l'a remporté en 2018. « Grâce à ce prix, les femmes sortent de l'ombre pour la lumière », se réjouit Camélia Ntoutoume-Leclercq, ministre de l'Éducation nationale gabonaise, qui voit en elles des « rôles modèles vivantes et accessibles ». « On ne peut pas être ce qu'on n'a pas vu », abonde Delphine Remy-Boutang. « Le plafond de verre est toujours là ; il faut décomplexer la relation à la technologie », plaide la ministre. Un quart seulement des emplois de la tech sont occupés par des femmes.

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Les biais masculins

Et dans l'IA, c'est encore pire : elles constituent moins de 1 % des effectifs. Hakima Berdouz, fondatrice de Hope Valley AI, une solution d'intelligence artificielle qui facilite la détection précoce du cancer du sein chez les femmes, compare l'IA, que l'on va retrouver partout, à l'électricité : « Mais elle est développée par des hommes et parfois par des hommes pour des femmes. Si on ne s'empare pas de cette révolution, on va avoir des IA hyper biaisées qui ne comprennent rien à notre situation. » Elle l'a constaté de manière très concrète : « Nous avons été confrontés à des biais car notre application a été créée par des hommes qui ne savaient pas ce qu'était un cycle menstruel. Il ne faut jamais oublier que l'IA est alimentée par la représentation de la société de celui qui la développe. »

Lauréate du prix les Margaret en 2023, Hakima Berdouz a travaillé pendant quinze ans comme ingénieure-chercheure au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Elle aurait pu se lancer dans le nucléaire spatial, un secteur très rentable. « Mais j'ai choisi la santé, je veux avoir un impact sur les gens », dit-elle. « Quand les hommes fondent des start-up, ils veulent gagner des millions ; les femmes, elles, rêvent de changer le monde », reprend Delphine Remy-Boutang, qui dans son livre Athlètes de l'innovation - Les femmes à la conquête de la tech* donne la parole à 34 femmes d'exception aux initiatives variées.

Une solution IA pour le cancer du sein

Pour Hakima Berdouz, tout a commencé lorsqu'elle a eu 50 ans et qu'elle a effectué sa première mammographie. Elle a découvert un examen froid, douloureux, « pensé par des hommes »... Puis elle a été renvoyée chez elle avec consigne de revenir deux ans plus tard. Rien n'est prévu dans ce laps de temps alors que les cancers dits « d'intervalle », plus agressifs, qui se développent entre deux examens, concernent jusqu'à 30 % des cancers du sein et que 40 % des cancers du sein sont détectés à un stade avancé. Conséquence : une femme sur huit développe un cancer du sein au cours de sa vie. S'il est guéri dans neuf cas sur dix, 33 femmes meurent de cette maladie chaque jour en France, et elles sont 1 800 dans le monde. « L'équivalent de dix crashs d'avion chaque jour », insiste la scientifique en colère.

Experte en modélisation et simulation du risque, elle a imaginé une solution IA multimodale pour prédire le risque de développer la maladie à douze mois et à cinq ans et détecter de manière précoce les signaux faibles précurseurs à l'incubation du cancer du sein, au « stade 0 », notamment à partir de « self-checks » (autotests) réguliers sur smartphone couplés à un dispositif médical intelligent d'imagerie mammaire non ionisante appelé La Mammope. Une première version 100 % numérique de La Mammope sera déployée et testée gratuitement à l'aide d'une application disponible dès l'automne pour Octobre rose, le Mois national de sensibilisation au dépistage du cancer du sein. Avec pour objectif de « toucher le plus de femmes, le plus vite possible ». Au-delà de sa propre histoire, Hakima Berdouz insiste sur le fait que l'IA est accessible. « Pas besoin d'avoir fait une école d'ingénieurs, il existe des modèles en open source, et vous pouvez devenir développeur en neuf mois ! » promet-elle.

Les premières de cordée, celles qui réussissent, ont le devoir de faciliter la route des suivantes

Delphine Remy-Boutang

« Les premières de cordée, celles qui réussissent, ont le devoir de faciliter la route des suivantes », veut croire Delphine Remy-Boutang. Elle récuse l'idée que si le parcours a été difficile pour les unes, il devra l'être pour les autres. En tant que business angel, elle soutient la croissance d'entreprises technologiques innovantes dirigées ou cofondées par des femmes. Parmi elles, la start-up d'Hakima Berdouz, bien sûr, mais aussi celle d'Athénaïs Oslati. Diagnostiquée Asperger et rencontrant donc des difficultés pour appréhender et comprendre les émotions, celle-ci a fondé à 24 ans Ontbo, qui utilise l'IA pour mesurer et analyser celles des utilisateurs et leur proposer une expérience hyper personnalisée en temps réel. Elle croit aussi en Jessie Toulcanon, qui a travaillé pour de grands groupes comme Dubreuil ou Kookaï avant de créer, en 2019, Pickme - un « BlaBlaCar du colis » -, une start-up qui offre à chacun la possibilité de recevoir et de stocker les colis de ses voisins pour éviter les allers-retours en cas d'échec de livraison et ainsi de réduire l'impact écologique du transport.

Imposer la parité

Pour accélérer l'égalité femmes-hommes dans le numérique, Delphine Remy-Boutang milite pour la mise en place de quotas dans les écoles et les universités. C'est ce qu'a fait Nathalie Collin, ex-directrice générale du groupe Le Nouvel Observateur, aujourd'hui directrice générale adjointe du groupe La Poste, chargée de la branche grand public et numérique. Elle a fondé l'École data & IA de La Poste, qui va former jusqu'à 250 candidats par an dans quatre métiers clés : data product owner, data analyst, data engineer et data scientist. « Et elle a imposé la parité », poursuit Delphine Remy-Boutang.

Elle cite Christine Lagarde qui, après des années à penser que le mérite suffirait pour que les femmes accèdent aux postes de pouvoir, a fini par défendre les quotas : « Quand on légifère, on trouve des femmes, quand on ne légifère pas, on trouve des excuses. » Le résultat est là : c'est rentable ! Deux études le prouvent : la première (First Round 10 Years Project) indique que les start-up fondées ou cofondées par des femmes obtiennent des résultats 63 % supérieurs à celles fondées uniquement par des hommes. Et selon une étude du cabinet de conseil Boston Consulting Group, pour chaque dollar investi, les premières rapportent en moyenne 78 cents contre 31 cents pour les secondes. Premières de cordée, à tous les niveaux.

Athlètes de l'innovation - Les femmes à la conquête de la tech, Delphine Remy-Boutang, Flammarion (en librairies mercredi).

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Commentaire 1
à écrit le 19/05/2024 à 9:29
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Ben si ça leur plaît c'est parfait ! Tant que les gens font ce qu'ils aiment.

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