C’est l'hiver, mon dernier roman est sorti il y a quelques mois, et je marche sur la plage de ce livre qui raconte la nouvelle vie d’une quarantenaire qui quitte Paris pour aller habiter près d’un océan. Je marche sur la plage du personnage du livre, mais aussi la mienne, que je longe comme presque tous les jours depuis quatre ans que je suis là, comme presque tous les jours aussi durant l’écriture du livre, et de cette plage, j’ai dit tout ce que je pouvais. Aussi bien sur la jubilation de m’y trouver le plus souvent entièrement seule, que sur la perplexité, voire la détresse devant trop d’isolement. Mais voilà ce que je n’ai pas dit :

Si en ville on existe surtout dans le regard des autres, au milieu de nulle part on n’existe plus qu’à travers son propre regard, et au bout d’un moment, même ce regard-là cesse d’exister.

C’est seulement récemment que je m’en suis rendue compte, après ces quatre années passées à arpenter cette plage, à suivre les chemins à travers les champs qui y mènent et à me promener dans les sous-bois qui les bordent. Ça m’est tombé dessus à Paris, au restaurant Drouant, en plein milieu de l’escalier où je me tenais debout, arrêtée à mi-palier face à un mur de photographes parce que je venais de recevoir un prix pour le livre. Un miroir tapisse le côté de cet escalier, et c’est en m’apercevant dedans que j’ai eu un avant-goût de ce que les photographes allaient mettre en ligne quelques minutes plus tard, au lieu d’avoir la gentillesse de détruire leurs photos. J’ai vu que mes cheveux qui avaient trop repoussé étaient mal coupés, que ma couleur que j’avais appris à faire moi-même faute d’avoir un coiffeur à moins de vingt kilomètres était bien trop foncée, que mon pull en laine de yak que je croyais très cool était informe comme le truc que Thérèse tricote dans Le père Noël est une ordure, et que mes nouvelles lunettes de vue ne m’allaient pas du tout. Pourtant il y a une glace dans la salle de bains de ma maison à l’autre bout du continent.

Mais au milieu de nulle part, pour qui s’habiller, ou pour quoi — parce qu’on ne sait jamais et qu’on pourrait croiser quelqu’un qui... ? Ça va quelques mois et ensuite on oublie de continuer à le faire. Ailleurs, dans les villes, on scanne toujours tout le monde et ça ne changera jamais. À Paris, on rejette ceux qui ne ressemblent à rien parce qu’ils sont transparents, et en province, on rejette ceux qui ressemblent à autre chose parce qu’ils sont différents. Ce jour-là, chez Drouant, je ressemblais à la folle qui vit au bout de la plage et qu’on a mise dans un train pour la capitale. Sauf qu’ici il n’y a même pas de folle qui vit au bout de la plage, il n’y a aucune excentricité et sur la plage il n’y a personne tout court. Les humains sont ailleurs, sur les trottoirs des villes ou sur Instagram, et partout, presque tous ont un avis sur la mode.

Certains suivent les tendances, d’autres les mélangent, d’autres encore se sont trouvé un uniforme et s’y tiennent parce que ça leur suffit. Comme les Ramones en Perfecto, jeans et Converse. Gainsbourg en Repetto. Steve Jobs avec ses cols roulés. Et puis il y a les dégaines qui deviennent mythiques au fil du temps. Comme le Bowie de Station to Station en chemise blanche, gilet noir et cheveux plaqués. Ou la version de Patti Smith en chemise blanche et bretelles noires. Ou Keith Richards en Méphistophélès avec son long manteau sur la pochette de Vintage Vinos. J’imagine que je suis dans la catégorie de l’uniforme par commodité, avec quelques détails piqués ici et là par fétichisme. Je ne crois pas avoir souvent porté autre chose que des pulls ras du cou avec des jeans serrés et des tennis ou des boots. Est-ce que c’est ce genre d’assemblage qu’on s’est mis un jour à appeler unisexe ? Est-ce que ça aide les femmes comme moi à compenser une timidité qui empêche de mettre très en avant les attributs féminins ? Ou est-ce juste parce que ça me rassure, à mon âge désormais avancé, d’avoir toujours un pan de tee-shirt qui dépasse de mon pull comme si je venais de descendre de mon skate, ou les cheveux hirsutes comme si je sortais de mon lit et que je n’en avais rien à foutre de rien ? Sans doute que oui.

Je n’ai envie d’enfiler que des Spring Court en toile blanche parce que c’est ce que Lennon a commencé à porter à partir de 69 jusqu’à sa mort.

J’ai plein de paires de baskets que j’achète parce que je les trouve belles mais je n’ai jamais envie de les mettre, et pour cause, je ne fantasme pas sur les athlètes ou les célébrités qui les ont rendues populaires, pas vraiment besoin de me sentir reliée à Michael Jordan ou à Pharrell. Quelle que soit la saison, je n’ai envie d’enfiler que des Spring Court en toile blanche parce que c’est ce que Lennon a commencé à porter à partir de 69 jusqu’à sa mort, et que lui, sans que je puisse m’expliquer pourquoi, il représente vraiment quelque chose pour moi. Je donnerais n’importe quoi pour qu’une machine à remonter le temps me catapulte à cette période, en janvier 69, au beau milieu des sessions de Get Back. J’aurais voulu être musicienne pour participer à ces enregistrements des Beatles, ou me trouver au moins dans la pièce pour les écouter composer, ou avoir aussi la chance d’être dans un couple comme John avait Yoko ou Yoko avait John. Merde, ça fait des années que je cherche un manteau en fausse fourrure semblable à celui qu’il portait pendant ces sessions, en vain. Bien sûr j’aime un milliard de choses qui vont de la Renaissance à ce que j’ai découvert ce matin sur Internet avant de m’emmitoufler pour sortir marcher sur la plage, mais j’ai beau être écrivain et pas très douée à la guitare et au piano que j’essaye d’apprendre, et j’ai beau n’aimer regarder les histoires humaines qu’à travers les yeux de Duras ou de Didion ou de DeLillo, mon cœur n’est pas à deux doigts d’exploser quand je les vois en parler en vidéo. Mettez-moi devant un doc sur n’importe quelle icône du rock’n’roll, du jazz ou même de la pop culture et rien ne pourra jamais m’en détourner.

La mode n’a aucun intérêt, aucune importance, on s’en fout...

Ce qui compte, c’est le truc qui se déclenche malgré soi. L’attitude. Pas le genre qu’on se donne et qui ne trompe personne longtemps. Juste l’attitude qui correspond à ce qu’on est en dedans, qu’on le veuille ou non et qui ressort parce que c’est tout bêtement qui on est. Si on laisse parler l’attitude, l’allure vient naturellement. Qu’on se trouve trop petit ou trop grand, trop gros ou trop maigre, trop vieux ou pas encore assez pour porter ci ou ça, peu importe. Dès l’instant où on laisse parler ce qu’on ressent, le principe de mode ou de tendance peut aller au diable. Un vestiaire assemblé par un personal shopper n’apportera jamais aucune grâce à personne. Quand Pete Doherty se balade avec Kate Moss à Glastonbury, cheveux emmêlés, amour fou, drogues au max et couverts de boue, le résultat est parfait alors qu’au fond ils n’ont l’air de rien. Quand Kate y retourne avec Jamie Hince quelques années plus tard, bof. Trop étudié, comme si Hince s’était fait livrer un portant entier de Dior Homme. Pas la même flamboyance, trop bien sapé. On voit l’effort, l’œil qui assemble, les placards grands ouverts. Pareil pour le couple Jamie Dornan-Keira Knightley que la presse people nous a montré en train de déambuler dans les rues de Londres ou de New York pendant une bonne partie des années 2000. Superbes l’un comme l’autre et magnifiques ensemble, mais leurs tenues exquises donnaient le sentiment que lui avait envie de lancer des modes et, qu’elle, elle épluchait les looks de telles autres actrices pour combiner originalité et appartenance à la même famille.

Ma meilleure amie qui est partie en voyage au Cambodge vient de m’envoyer une première photo sur WhatsApp... Il est 5 h 30 du matin là-bas, le soleil se lève tout juste, on le voit colorer en doré le haut de temples noirs qui se trouvent derrière elle. Les temples d’Angkor Vat qu’elle a mis quatre heures à rejoindre en taxi, dit-elle, tandis qu’elle se tient devant l’entrée sans personne alentour, personne d’autre que celui ou celle à qui elle a demandé de prendre la photo. Elle porte un tee-shirt gris souris fluide et un pantalon deux tailles trop grand que je connais par cœur. Un proto type seventies de Saint Laurent ou je ne sais plus qui d’autre, trouvé pas cher dans une braderie au milieu des années 90, dans une toile rigide qui tombe tout droit comme un pat d’eph. Un pantalon qui était beige à l’origine mais sur lequel elle avait renversé un verre de vin rouge le soir même, chez Lipp où on allait à l’époque, si bien qu’elle l’avait ensuite teint en kaki foncé et il était ressorti vert pâle. Un pantalon avec deux grandes poches aux fonds recousus trente fois, qu’elle porte avec une ceinture marron en cuir à grosse boucle, et dont son fils la supplie régulièrement de se débarrasser tant il trouve qu’il la fait ressembler à un sac, et il n’y a même pas de mot pour dire à quel point ce pantalon est chic.

Et c’est pourquoi en marchant sur cette plage où je ne croise personne, une fois de plus, je me dis que les époques, les références, les marques, les noms... tout ça sert de socle ou de pilier à ce qu’on se construit ; mais les vrais princes du style le sont toujours malgré eux.