"Un bon pote peut-il être un violeur ?" : comment #MeToo a bousculé notre rapport à l'amitié - Marie Claire

"Un bon pote peut-il être un violeur ?" : comment #MeToo a bousculé notre rapport à l'amitié

Par Colombe Serrand
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Depuis la libération de la parole autour des violences sexistes et sexuelles, initiée par le mouvement MeToo dès 2018, la discussion s'étend peu à peu de la sphère publique à privée et change nos relations, notamment amicales. Entre prises de position féministes, éducation et liens à rompre, difficile de savoir comment réagir quand l'un de nos proches amis est accusé de viol ou de harcèlement sexuel.

"Je pense que l’amitié et l’amour doivent passer avant la loi". 

C'est en ces mots que l'actrice Fanny Ardant "défendait" l'ami qu'elle "admire", Roman Polanski - accusé de viol sur mineure par la justice américaine -, dans une interview donné au Point en 2022.

Une fidélité qui ne faillit pas non plus vis à vis de Gérard Depardieu, visé par cinq plaintes pour viol et agression sexuelle. L’actrice plaide : "Je l’ai connu dans l'intimité, j’ai parlé, j’ai ri, j’ai pleuré avec lui. Si vous ne protégez pas votre ami comme si vous protégiez vos enfants, qui le fera ?". 

Dans le sillage de MeToo, à mesure que des personnalités sont accusées de violences sexuelles, certains loyaux serviteurs se mobilisent aussitôt pour faire front. Selon Claire Chazal, Patrick Poivre d’Arvor n’est qu’un séducteur, Carole Bouquet défend la grivoiserie du personnage Depardieu, Laurent Ruquier s’interdit tout commentaire par respect pour Gérard Miller.

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L’amitié connaît Docteur Jekyll, elle rejette Mister Hyde. Pourtant, il paraît nécessaire de rappeler que, selon un rapport de l’Insee de 2019, les victimes de viol connaissent leur agresseur dans plus de 90% des cas.

Amitié et MeToo : être d'abord dans le déni 

Lucie, juriste de formation, a été victime de cette amblyopie pendant plusieurs années. Son confident a violé une de ses ex : "Comment un aussi bon pote peut-il être le bourreau de quelqu’un d’autre ?", s'interroge-t-elle. 

À l’époque, le sol s’ouvre sous les pieds de la trentenaire. Il lui faudra beaucoup de recul pour retrouver la vue. Désormais, elle réalise les biais sexistes de son ami qu’elle a banalisés tout au long de leur histoire commune : "Le viol qu’il a commis n’était pas un acte isolé, mais bien la suite logique d’une conduite misogyne que je cautionnais. Pour moi c’était normal qu’un homme agisse comme ça, je n’y prêtais pas plus attention. Quand il a été accusé, je ne voulais pas connaître les détails de l’affaire, je préférais être dans le déni par amour pour lui".

Finalement, elle décide de soutenir la victime publiquement. En réponse, son entourage l’accuse de trahison et lui reproche de monter les hommes contre les femmes. "Il y a eu une réelle vendetta contre moi. J’ai été virée de l’association dans laquelle on travaillait tous les deux, nos amis ont commencé à m’ignorer. Je l’ai très mal vécu. Pour moi ça dépassait l’entendement qu’on m’en veuille de ne pas soutenir un pote violeur".

Au fil du temps et des prises de conscience, Lucie s’est inévitablement posée la question de la loyauté, mais y répond aujourd'hui avec assurance : "C’est lui qui a trahi notre amitié, pas moi. Le viol est un acte politique, l’expression de la domination masculine. Je suis femme et socialisée femme, alors celui qui commet ce crime horrible sur une femme en raison de son genre n’est pas mon ami".

"Je préfère croire la victime et me tromper, que croire mon ami et me tromper"

Sofia, étudiante, a immédiatement arrêté de parler à son meilleur ami accusé de viol.

"Mon postulat : toujours croire la victime", défend la militante féministe. Toutefois, elle ne cache pas s'être sentie divisée : "J’ai eu de la peine pour lui mais j’ai détesté ressentir ça. Quand il s’agit d’un ami, malgré tes profondes convictions, tu commences à douter de la parole de la victime, tu n’arrives pas à y croire". 

Sofia faisait partie d’une bande mixte, dynamitée par le viol. Ses amies féministes ont toutes décidé de cancel (ostraciser) le violeur présumé. La gent masculine est, elle, plus frileuse.

"Son pote d’enfance, persuadé de son innocence, continue de le soutenir. Les autres ont pris leur distance, sans arrêter totalement de lui parler. C’est un constat que je ne retrouve pas chez les filles. Elles sont persuadées qu’il est coupable, eux partent du principe qu’on ne sait pas. Moi, je préfère croire la victime et me tromper, que croire mon ami et me tromper ". 

Elles sont persuadées qu’il est coupable, eux partent du principe qu’on ne sait pas.

Et pour Sofia, si les hommes sont moins sensibles à ces questions, cela serait dû à leurs privilèges. "Ils n’ont jamais rien vécu de tel. Ils ne peuvent pas comprendre comment tout cela résonne dans nos corps".

Julien connaît bien ce dilemme. L'un de ses meilleurs amis fait l’objet d’une plainte pour viol, et il avoue continuer de prendre de ses nouvelles. Au départ, il avait d’abord rompu tout contact, par respect pour ses amies "touchées dans leur chair, dans leur bide". Pourtant, même si "pour elles c’est clair et net de trancher direct, pour moi c’est plus difficile", confie-t-il.

Malgré le dilemme, Julien avoue que sa réaction n’aurait pas été la même sans MeToo : "Qu’on se le dise, je n’ai été sensibilisé à ces questions que par des femmes".

Pour Lucie, c’était l’inverse : il lui a fallu ce bouleversement relationnel pour se construire politiquement. "Avant cette histoire, si on m’avait demandé si j’étais féministe, j’aurais répondu que pas spécialement. Maintenant, évidemment que je le suis", affirme la jeune femme.

Éduquer les violeurs, un coût social très lourd

Aïcha aussi a tiré un "profit intellectuel" de ce traumatisme. Sa vie affective s’écroulant, elle a ressenti l’urgence de théoriser sa pensée. Adolescente, elle évolue dans un trio amical avec un couple hétérosexuel, quand son amie lui confie avoir été violée par son copain.

Elle continue de le fréquenter, c’est "trop dur" de le rejeter, mais la parole de la victime germe dans un coin de sa tête. Elle commence à s’intéresser à la lutte féministe, lit et réfléchit beaucoup. Un an plus tard, elle coupe les ponts avec lui.

"Je l’aimais tellement mais je détestais ce qu’il avait fait. J’étais dans un tourbillon, partagée entre trahir mes valeurs en restant amie avec lui, et rester amie avec lui de peur que sa vie ne soit détruite. Je sais désormais qu’il ne risque rien, puisque 80% des plaintes pour viol sont classées sans suite". D’après le Haut conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, moins de 1% aboutissent à une condamnation.

Peut-être que si j’avais été davantage dans l’accompagnement, il se serait remis en question plus facilement. 

Dans aucune des affaires citées ici, il n’est pas  question de procès, les victimes n’ayant pas porté plainte. Une absence de condamnation sociale qui pèse aussi sur les proches des accusés, car elle les pousse à faire leur propre justice. Aïcha en ressort insatisfaite. Malgré ses lectures, les écoutes de nombreux podcasts et de longues discussions, elle n’a toujours pas la réponse à ses questions : "Je ne suis pas sûre qu’abandonner mon ami l’a aidé à devenir meilleur, au contraire. Peut-être que si j’avais été davantage dans l’accompagnement, il se serait remis en question plus facilement".

Le dilemme est fréquent dans les milieux féministes, quand il faut confronter un "pote" violeur. Il y a celles qui refusent "d’éduquer les hommes", et celles persuadées qu’il faut le faire pour éradiquer les violences.

La journaliste féministe Lauren Bastide appartient à cette deuxième catégorie. En 2022, elle signe une attestation de moralité lorsque l'un de ses amis est accusé d'exhibitionnisme. Dans le premier épisode de "Nous faire justice", du podcast Les couilles sur la table, elle revient sur cet événement qui lui a été reproché par de nombreuses militantes : "Il ne s’agit pas de soutenir l’accusé, ce qui reviendrait à effacer la victime et nier sa douleur, mais de l’aider à sortir de son mur de déni", arguait-elle alors. 

Chose qu’elle assure avoir déjà réussi à faire auprès d’un proche, après des années d’échanges et d’instruction. Néanmoins, Lauren Bastide confie, citant l'ouvrage Le conflit n’est pas une agression (Ed. B42) de l’essayiste américaine Sarah Schulman, qu’en essayant de créer le dialogue avec un violeur, on se retrouve assimilée à la personne auteure et agressée soi-même par les autres : "Ça a un coût social très lourd de rentrer dans ce rôle de médiation". 

Apprendre à conjuguer avec ses propres convictions 

Lorsqu’un copain de son école est accusé de viol, Rachel répond à ses appels de détresse. Elle ne doute pas de sa culpabilité, mais refuse de lui tourner le dos. 

"J’étais persuadée qu’on pouvait le sauver, le changer. Je prenais en compte tout ce qu’il avait pu vivre dans son enfance et qui avait pu le conduire à commettre un crime. En l’aidant à comprendre ses torts, on pouvait éviter d’autres catastrophes".

Une réaction qui n’a pas beaucoup plu à son amie Sabria : "Je trouve ça terrible pour la victime. Pour moi, c’est un traitement de faveur que de tendre la main à un accusé. Peut-être que ça l’a aidé à comprendre ce qu’il avait fait, mais féministement parlant je suis radicale là-dessus : il faut rompre tous les liens", balaye-t-elle. Avant d’ajouter, perplexe : "Si ça concernait mon meilleur ami, je serais peut-être moins drastique".

Dans son essai Faire justice : Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles (Ed. La Fabrique), la sociopsychologue Elsa Deck Marsault dépeint, à gauche, un paysage militant autoritaire et punitif qui pousse à "choisir un camp" face à l’accusation d’un proche, sans aucune place pour la nuance.

"Il n’y a plus une diversité de façons d’être féministe, mais une bonne et de nombreuses mauvaises manières de l’être. Il devient alors quasi-impossible de se dérober au mouvement ou d’aider la personne visée sans se voir ciblé·e par le groupe : on est soit avec, soit contre le mouvement et a fortiori soit féministe, soit antiféministe". 

S'éloigner pour provoquer une prise de conscience 

Canceller peut aussi avoir du bon. Après avoir contesté les faits pendant plusieurs mois, l’ancien ami de Julien a fini par demander pardon, et a démarré une thérapie : "Je crois que de perdre tous ses potes d’un coup, ça l’a fait cogiter".

Lucie, Aïcha et Sofia, quant à elles, affirment que si leurs amis avaient reconnu les faits, s’ils avaient eu une once de remords, leur attitude à leur égard aurait été différente et plus empathique. Elles auraient même pu renouer avec eux, avec le temps.

Dans Les couilles sur la table, Lauren Bastide pointe du doigt un discours collectif bien ancré dans notre société : il consiste à voir les violeurs comme des monstres, des personnes déviantes, poussant les accusés de violences à nier leurs actes.

"Si l'on changeait le discours sur l’agression, peut-être que certains hommes y trouveraient un espace pour se demander si, ce jour-là, ils n’ont pas foiré. Il n’y a aucune place aujourd’hui à la rédemption. Être call-out (accusé dans l’espace public), c’est vrai que c’est violent. C’est important aussi de s’intéresser à l’effet que cela produit. Si on est dans une spirale de la violence, il n’y aura jamais aucune progression".

Je n’ai pas la force d’éduquer mes amis hommes sur des sujets aussi graves. Je suis résignée et fatiguée.

Les milieux militants refusent souvent d’entrer dans la pédagogie, ce qui est compréhensible, dit Elsa Deck Marsault, les minorités étant suffisamment fatiguées de combattre les discriminations au quotidien. Mais cet individualisme pourrait rendre la lutte moins féconde. "Nous sommes finalement les un·es à côté des autres, mais profondément seul·es", écrit-elle.

Si elle croit en l’idée d’accompagner les auteurs de violence, Sofia tranche : ce n’est pas à elle de s’en charger. "Un homme peut commettre une atrocité sans s’en rendre compte, et avoir envie de changer. Mais moi, je n’ai pas la force d’éduquer mes amis hommes sur des sujets aussi graves. Je suis résignée et fatiguée".

Et il y a de quoi. En France, toujours selon le dernier rapport de l’Insee, une femme est violée toutes les sept minutes. 

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