Mazarine Pingeot : "La philosophie a toujours su trouver des liens profonds avec le vin"

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Portrait de l'écrivaine et philosophe Mazarine Pingeot.
Portrait de l'écrivaine et philosophe Mazarine Pingeot.
Ina via AFP

Mazarine Pingeot : "La philosophie a toujours su trouver des liens profonds avec le vin"

Entretien

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Pour sa 17e édition dont « Marianne » est partenaire, le Festival Philosophia de Saint-Émilion, qui se tiendra du 24 au 26 mai, sera consacré au thème du jeu. Nous avons rencontré sa présidente, la philosophe Mazarine Pingeot, qui s’explique sur ce choix. Un programme exceptionnel.

Marianne : En tant que présidente de ce festival de philosophie , quel est votre état d’esprit à la veille de cette nouvelle édition ?

Mazarine Pingeot : Comme chaque année, l’imminence du festival me met en joie, et en même temps fait monter la pression. Tout va-t-il bien se passer, chacun arrivera-t-il à prendre son train à l’heure, le public sera-t-il au rendez-vous ? Etc.

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Mais ces obstacles étant chaque fois surmontés, je ne devrais pas avoir de raison de m’inquiéter ! Le programme est riche, le thème stimulant…

Vous avez choisi cette année comme thème « Le jeu ». Pourquoi ce choix ?

Pour des raisons très pragmatiques au départ – coller à l’actualité des JO afin de les éclairer par un regard décalé, original, distancié. Mais ce thème ouvre à bien d’autres dimensions : le jeu et l’enfance, les jeux de mots, les règles du jeu tacites ou écrites, le jeu du comédien…

Bizarrement à l’heure des JO, vous n’avez pas opté pour le sport. Est-ce par crainte de la compétition ?

Il y aura tout de même une table ronde avec des sportifs de haut niveau le vendredi soir à Libourne. C’est une question très importante que d’interroger la part de jeu et la part d’enjeu dans le sport – comment l’on passe de l’un à l’autre (qu’on peut estimer être antithétiques), comment l’enjeu (compétition, performance, représentation d’un groupe, en l’occurrence pour les JO d’un pays) peut venir supplanter le jeu.

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Que reste-t-il de ludique dans le sport professionnel ? Toutes ces questions vont être débattues. Mais il est vrai que ce sont d’autres dimensions du jeu qui vont être mises en avant, précisément pour montrer à quel point il est omniprésent dans nos vies y compris en dehors du sport.

Qu’est-ce qui vous a incitée à convier l’acteur et metteur en scène Daniel Mesguich pour évoquer le jeu théâtral ?

C’est un grand metteur en scène, un grand comédien, et quelqu’un qui a réfléchi sur sa pratique. Ces trois dimensions ont suffi à nous convaincre de la pertinence de l’inviter : ce qui est formidable est sa capacité réflexive adossée à sa pratique.

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Le jeu du comédien est un thème désormais classique de la philosophie, mais il est difficile d’en parler sans être soi-même comédien. Pour autant, ce n’est pas parce qu’on est comédien qu’on sait prendre de la distance avec sa pratique. Nous avons à cœur, dans ce festival, d’inviter (en plus des chercheurs spécialisés, des historiens des idées et des universitaires), des « praticiens ». Il est donc apparu important d’avoir un grand comédien et metteur en scène. Le nom de Daniel Mesguish s’est imposé.

Le géopolitologue, Pascal Boniface, est un invité permanent de votre festival. Vous accordez une importance particulière à la géopolitique ?

Oui, c’est essentiel. La philosophie n’est pas hors sol, elle se doit d’être informée par d’autres sciences, de dialoguer avec elles. S’agissant du jeu, la géopolitique est évidemment aux avant-postes. Il existe une géopolitique du sport très importante. La géopolitique est, en outre, un jeu grandeur nature. Un jeu qui peut être dramatique, mais qui a ses propres règles, ses marges d’erreur, ses coups de dé, ses billards à cinq bandes…

À côté de philosophes de renoms, telle Sandra Laugier , qui parlera des séries, ou Fabienne Brugère qui parlera du jeu amoureux, vous avez invité cette année l’écrivaine Marie Ndiaye. C’est une première si je ne me trompe ?

En effet, elle dialoguera avec Nicolas Espitalier (elle a écrit la préface de son prochain livre) à propos des jeux de langage et du jeu de la langue dans la littérature. Nous sommes très honorés qu’elle ait accepté cette invitation. Nous avions reçu son frère (Pap Ndiaye, avant qu’il ne devienne ministre et en tant qu’historien) en 2020 sur « le monde d’après » – édition hors-série post-Covid. C’est sur un autre registre que nous l’écouterons dialoguer avec Nicolas qui lui, est un habitué du festival puisqu’il y propose chaque année des dialogues de grande qualité. Nous pourrons également écouter Alexis Jenni sur les jeux de l’amour : deux prix Goncourt pour que la philosophie puisse dialoguer avec la littérature !

Les balades philo au milieu des vignes remportent chaque année un franc succès. Cela vous surprend ?

Non ! je comprends le plaisir de se promener dans les vignes en écoutant de la philosophie ! Il y a une vertu de la marche, et les philosophes le savent. Et cette vertu, si elle permet à la pensée de se déployer, vaut également pour ceux qui écoutent. Outre le plaisir du corps d’être en action, il y a la beauté des paysages !

Jérôme Baudoin, le rédacteur en chef de La Revue du vin de France, sera de la fête. Pourquoi tenez-vous à ce mariage de la philosophie et du vin ?

D’abord, le festival se tient sur les terres de Saint-Émilion et le Libournais. Le mariage va donc de soi. Nous avons à cœur de territorialiser et d’ancrer la pensée, sans compter qu’elle a toujours su trouver des liens profonds avec le vin ! Nourriture spirituelle et nourriture spiritueuse, l’alliage fait des merveilles !

Chaque année, des lycéens participent à ce festival. Comment les recrutez-vous ?

Le festival Philosophia multiplie les actions « hors les murs » dans le but très politique de désenclaver les territoires par la pensée. Nous travaillons avec un certain nombre de lycées de la grande ruralité ou de territoires défavorisés (par exemple, la rive droite de Bordeaux). À Fumel par exemple, nous avons une étroite collaboration avec l’équipe enseignante, et nous faisons venir des intellectuels de renom (et si possible en lien avec le thème du festival) auprès des lycéens qui les interviewent. Inversement, nous accueillons ces lycéens, sensibilisés par nos actions, pour profiter du week-end de Philosophia.

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Nous pensons que la philosophie est capable de jouer un rôle majeur dans la réduction des inégalités territoriales. C’est en tout cas l’une des missions de Philosophia. Par ailleurs, cette année, des étudiants de Sciences Po Bordeaux organisent un certain nombre d’animations philosophiques (comme un jeu de rôle dans la caverne de Platon, le but : en sortir !), ce qui devrait également attirer un public plus jeune. Par ailleurs, nous avons un partenariat avec la cordée de la réussite clé-sup Mollat (première librairie indépendante de France), ce qui permet d’amener des jeunes qui n’en auraient pas l’occasion dans des lieux de culture comme Philosophia.

L’expression commune, « il y a du jeu », résume à vos yeux l’esprit de ce prochain week-end de mai. Qu’est-ce qui vous plaît dans cette formule ?

Le fait que c’est dans l’infime écart – le jeu – que peut se développer la pensée, mais aussi que peut naître la nouveauté : avec le jeu, dans le sens de « il y a du jeu », on sort du mécanisme et du déterminisme pour entrer dans l’incertitude, le trouble, l’expérimental, et enfin la création. C’est là où ça se joue…

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Vivre sans. Une philosophie du manque, Climats, 272 p. 21 euros.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne